Cet article s’inscrit dans un cycle de réflexion mené par Ouishare autour de la planification écologique. Ce cycle a donné lieu à deux entretiens et deux conférences à la REcyclerie :
> Entretien avec Léo Cohen : Il n’y aura pas de transition écologique sans une refonte de nos institutions
> Entretien avec Daniel Behar : La planification écologique comme horizon, la transition comme chemin
> Table-ronde Planification écologique et démocratie, l’équation impossible ? avec Jérémie Almosni, Directeur de l’Ademe Ile-de-France ; Véronique Ragusa-Bartolone, Directrice de l’Environnement et l'Écologie urbaine pour l’Etablissement public territorial Est Ensemble Grand Paris ; William Aucant et Matthieu Sanchez, membres de la Convention Citoyenne pour le Climat.
> Table-ronde Que peut le plan face à l’urgence ? avec Julien Marchal, co-directeur de l'innovation, de la recherche et de la transformation numérique à l’Agence Régionale de Santé Ile-de-France ; Hannane Somi, maraîchère bio et fondatrice de la ferme Sauvages et cultivées à Chelles (77) et Pierre Musseau, chef de projet "transition systémique" à la Ville de Paris.
Quand on parle de planification, différentes images et références historiques nous viennent à l’esprit. La planification soviétique, sur un mode productiviste et autoritaire ; la planification d’après-guerre en France, qui se donnait comme objectif la reconstruction du pays et sa réussite économique ; la planification chinoise, inspirée du modèle soviétique, hautement centralisée et soumise à la validation du Parti Communiste. Ces différentes méthodes de planification ont été documentées, analysées. La question qui se pose aujourd’hui est la suivante : quelle sera notre méthode de planification au 21ème siècle ? De quels ingrédients avons-nous besoin pour opérer une planification écologique démocratique et adaptée aux grands enjeux de notre siècle ? Voici quelques éléments de réponse.
1. Territorialiser les plans d’action
La transition écologique ne se planifie pas à Brest comme à Nice ou à Clermont-Ferrand. Les ressources et contraintes de chaque territoire doivent être prises en compte et intégrées à l’exercice de planification. C’est ce que nous explique le géographe Daniel Behar dans l’entretien que nous avons mené avec lui : “Faut-il freiner de façon prioritaire la consommation foncière sur les littoraux très urbanisés, comme sur la côte d’Azur, et lâcher du lest dans la France de l’Est qui est en déprise démographique ? Idem pour la transition énergétique : peut-on envisager le même mix énergétique en Normandie et en Rhône-Alpes ? ” La nécessaire déclinaison territoriale de la planification ainsi que la coopération entre territoires est également soulevée par la directrice de l’Environnement et de l'Ecologie urbaine d’Est Ensemble, Véronique Ragusa-Bartolone : “produire du biogaz à partir des déchets organiques, cela va être difficile à faire en plein cœur de Paris. Nous devons trouver des partenariats entre Paris et sa périphérie pour permettre ce type de projets”. Ce constat est partagé par Jérémie Almosni, directeur de l’Ademe Ile-de-France, pour qui la transition écologique doit se réfléchir à l’échelle des bassins de vie, et non pas des Établissements Publics de Coopération Intercommunale (EPCI). Cette réflexion territorialisée doit permettre de faire coopérer en bonne intelligence le rural et l’urbain.
2. Adopter une vision systémique
L’écologie, c’est la science des écosystèmes. Organiser une planification écologique requiert donc de penser et construire une feuille de route qui imbrique l’ensemble des secteurs, territoires et populations qui composent notre société. Nous ne pouvons plus ignorer le fait que la dégradation de l’environnement a des conséquences sociales, et réciproquement. Pensons à la perte de biodiversité qui provoque une augmentation des zoonoses ou encore au dérèglement climatique qui provoque des mouvements migratoires et donc des instabilités géopolitiques. C’est avec cette approche que l’Ademe a élaboré les scénarios Transition(s) 2050 : des scénarios complets, qui touchent à nos modes de logement, d’alimentation, de la mobilité, de développement industriel etc. pour esquisser quatre trajectoires de société qui toutes mènent à la neutralité carbone en 2050.
La planification ne pourra être déclinée de façon efficace et constructive que si elle parvient à faire collaborer les territoires, les citoyen-nes et les entreprises.
3. Associer les citoyens à l’exercice de planification
C’est précisément parce que la transition écologique implique un choix entre différents scénarios de société qu’elle doit être discutée collectivement. Si la planification d’après-guerre s’est faite sur la base d’une concertation poussée avec les syndicats, le patronat, des hauts fonctionnaires et des experts reconnus au sein de dix-huit commissions de modernisation sectorielles, la planification du 21ème siècle doit s’ouvrir à la société civile et aux citoyen-nes. C’est le défi que relèvent les conventions citoyennes, que ce soit la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) organisée à l’échelle nationale en 2019 ou l’ensemble des conventions locales qui se sont montées depuis, à l’image de la Convention Citoyenne locale pour le climat d’Est Ensemble.
Associer les citoyens à des exercices de planification présente de nombreux avantages, comme en témoigne Matthieu Sanchez, membre de la CCC et membre du collège des garant-es de la convention d’Est Ensemble. Cela permet d’exercer un filtre sur les propositions qui sont mises sur la table et d’écarter celles qui ne sont pas acceptables car trop éloignées des réalités des citoyen-nes. Cela permet également de “créer du consensus” en facilitant l’appropriation des mesures envisagées par le plus grand nombre : si je sais qu’une proposition a été discutée et votée par cent-cinquante citoyen-nes qui me ressemblent, je suis plus enclin-e à l’accepter. Cette capacité des conventions citoyennes à créer du consensus est d’autant plus importante lorsque leurs membres en deviennent les premiers ambassadeurs, à l’image de ceux qui se sont lancés dans une tournée des tiers-lieux pour faire vivre les propositions de la convention et soutenir les expériences de démocratie participative à l’échelle locale. Enfin, pour ces cent-cinquante citoyen-nes tiré-es au sort, le simple fait de participer à la convention permet déjà de changer leur perception du dérèglement climatique et d’augmenter leur capacité à changer leur comportement, et par ricochet celui de leur entourage. William Aucant, qui a également été tiré au sort pour la CCC, partage ainsi la “claque” qu’il a reçue en écoutant différents experts présenter l’ampleur de la crise écologique et le changement de vie que cela a précipité chez lui.
4. Coopérer avec l’ensemble des parties prenantes
La planification ne pourra être déclinée de façon efficace et constructive que si elle parvient à faire collaborer les territoires, les citoyen-nes et les entreprises. Léo Cohen, ancien conseiller au ministère de la transition écologique, parle ainsi d’une dynamique de “contractualisation” qu’il s’agirait d’entretenir entre les acteurs concernés par la transition écologique - exemple à l’appui : “En 2025, les véhicules anciens et au diesel ne pourront plus entrer dans près de quarante villes en France. Cela va poser de gros problèmes pour la logistique urbaine. Amazon et UPS n'auront aucune difficulté à s'adapter, ils ont les moyens financiers de passer aux véhicules électriques. Mais quid des TPE, des PME et des artisans ? D'ici là, il faut mettre l'ensemble des acteurs concernés autour de la table et “contractualiser”. L'objectif est d'arriver à un accord qui prenne en compte la capacité de mouvement des acteurs concernés et les marges de manœuvre de l'acteur public.”
Mais la planification écologique implique également d’anticiper et de gérer les crises qui sont amenées à s’intensifier, dans un contexte de dérèglement climatique et d’instabilité globale. Là aussi, pour répondre aux urgences en situation de crise, la collaboration sera clé. Pierre Musseau, chargé de mission “transition systémique” à la ville de Paris, nous partage ainsi que la stratégie résilience de la ville inclut un programme de formation des “volontaires de Paris”. Ce programme doit permettre à tous-tes les citoyen-nes de s’investir dans la ville, que ce soit sur la transition écologique, dans une démarche de solidarité ou même de secourisme, en s’initiant aux gestes qui sauvent. Il s’agit de recréer des formes de volontariat, insérées dans des réseaux de voisinage, qui renforcent la capacité de la ville et de ses habitant-es à traverser les crises à venir, dans la mesure où le service public ne peut pas tout. Ces formes renouvelées de solidarité ont émergé un peu partout en France, à la faveur du Covid-19. Par ce programme de formation, la ville de Paris espère les renforcer .
5. Superviser l’avancée et la mise en œuvre de la planification
Que ce soit dans un rôle de gestion de crise ou de planification de la transition, le rôle de la collectivité est clé. Comme le montre l’exemple des “volontaires de Paris”, l’acteur public doit endosser un rôle d’accompagnement. Il ne s’agit pas, alors, de tout faire tout seul, mais plutôt de laisser la place et de donner aux autres les moyens de faire eux-mêmes. Par exemple, la gestion de l’arrivée massive de réfugiés Ukrainiens à Paris n’aurait pas pu se dérouler de façon aussi fluide si la ville n’avait pas collaboré avec les organisations et réseaux spécialisés dans l’accueil des réfugiés, la Croix Rouge notamment. Mais ce n’est pas tout. Dans certaines situations, l’acteur public doit également jouer un rôle de soutien. C’est ce que nous partage Hannane Somi, maraîchère installée à Chelles dans le 77, qui constate que les aides publiques existent mais servent davantage les grand-es producteur-icess de légumes et de céréaliers que les petit-es maraîcher-es. Enfin, l’acteur public doit jouer un rôle de régulateur et garantir l’équité entre toutes et tous. Julien Marchal, directeur de l’innovation à l’Agence Régionale de Santé Ile-de-France, nous confie par exemple que lorsque les premières vagues de vaccination ont débuté, l’agence a veillé à pourvoir équitablement l’ensemble des territoires de la région en doses de vaccin. Faute de quoi, les établissements les plus informés et les mieux équipés en auraient récupéré la plus grande partie.
6. Se doter d’une méthode de travail itérative et constructive
Planifier oui, mais ensuite ? Une fois le cap fixé, c’est le chemin qui compte. “Le chemin, c’est qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui, pour arriver demain là-bas, en fonction de l’endroit où je me trouve et des ressources à ma disposition.” Avec cette belle formule, Daniel Behar nous partage que la transition est avant tout un chemin sur lequel il s’agit d’avancer au bon rythme. Un chemin qui embarque tout le monde et progresse pas à pas. Pour Léo Cohen, ce chemin pourrait bien ressembler au triptyque suivant : fixer la norme, accompagner puis interdire. Selon lui, la réglementation sur les néonicotinoïdes fournit un bon exemple de planification réussie, en dépit de la dérogation supplémentaire finalement accordée par le gouvernement jusqu’en 2023 pour la betterave sucrière : “Pendant deux ans, l’État et ses agences regardent dans quelles filières des alternatives à ce type d'insecticide existent. Ensuite, on fixe la norme tout en permettant une dérogation pendant deux années supplémentaires pour les filières qui n'ont pas d'alternative suffisamment robuste. Là encore, on accompagne la recherche d'alternatives, on mène des études… [...] En quatre ans, on se débarrasse de 90% de l'insecticide le plus utilisé au monde, en Europe et en France et en six ans, il n'y en aura plus du tout.”.
7. Assurer la continuité dans le temps long de la planification écologique
La planification écologique se décline, par définition, sur le temps long. Comme nous le rappelle Véronique Ragusa-Bartolone, la transition requiert des actions ambitieuses qui ne peuvent pas être remises en question tous les 5 ou 6 ans lors des élections locales ou nationales. C’est pour cette raison que la planification écologique doit être inscrite dans la réglementation : pour dépasser l’horizon court-termiste des échéances électorales. La volonté politique de planifier doit également résister aux crises qui surviennent : elle implique de travailler sur notre résilience, c’est-à-dire notre capacité à traverser les crises sans revenir sur les engagements que nous nous sommes fixés collectivement. Le retour à l’énergie polluante et à l’agriculture intensive suite à la guerre en Ukraine nous montre à quel point cette ligne est difficile à tenir. La volonté politique de planifier la transition écologique doit donc être forte, assumée et renouvelée dans le temps.
____