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April 4, 2018

Maire de toutes les transitions - Entretien avec Johanna Rolland

Cet article est une republication d'un article paru originellement sur le magazine Idées Collaboratives 

Nantes revient régulièrement dans le palmarès des villes qui attirent le plus d’habitants. Pourquoi, selon vous ?

Johanna Rolland : Cela vient de la dimension créative de la ville et de son dynamisme. Lors du Web2day, la deuxième manifestation numérique en France, qui a lieu à Nantes, je croise souvent des créateurs de start-up parisiens qui ont fait le choix de s’installer ici. Quand je leur demande pourquoi, ils me répondent qu’à Nantes tout va plus vite, ce qui s’explique par la taille et l’agilité de l’écosystème local. La plupart d’entre eux ont monté leur entreprise à Paris lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années. Aujourd’hui ils en ont trente, commencent à avoir une vie de famille et cherchent un endroit ou concilier opportunités professionnelles inspirantes et qualité de vie. Nantes n’est pas seulement dynamique économiquement, elle est aussi moins inégalitaire que d’autres grandes métropoles, avec un taux de chômage inférieur à la moyenne et des écarts entre les plus aisés et les plus pauvres beaucoup plus resserrés. C’est cette douceur de vivre, la vie culturelle et la capacité d’innovation de Nantes qui expliquent que le Sunday Times nous ait qualifié de « ville la plus déjantée de France ».

Vous avez fait de la ville collaborative un des axes forts de votre politique. Au fond, qu’est-ce que cela veut dire ?

J.R : Le monde est en mutation. Et Nantes est une des grandes villes françaises où s’inventent les transitions numérique, écologique, économique et démocratique. Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous. Le rôle d’un maire est aujourd’hui de réunir les acteurs autour d’une table pour choisir ces mutations plutôt que de les subir, et décider de quelle ville nous voulons tous demain. L’économie sociale et solidaire pèse déjà pour 16 % des emplois ici. Côté numérique, Nantes a été une des premières métropoles labellisées French Tech et a généré 2 800 emplois depuis le début de la démarche. Nous avons rassemblé chercheurs, start-up, associations, tiers-lieux, acteurs des quartiers populaires autour d’une question : comment mettre la transition numérique au service d’une société plus horizontale ? Cela passe par une lutte contre les fractures numériques et un travail sur l’éducation et la médiation. Au sein de notre métropole, il y a beaucoup de talents qui doivent se rencontrer. Notre responsabilité, c’est de favoriser les croisements car c’est ainsi que des solutions concrètes émergent. Nous appelons cela des « frictions créatives ».

Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous.

Y a-t-il un exemple de construction avec les acteurs de votre ville dont vous êtes particulièrement fière ?

J.R : Il y a quelques années, lors d’une « learning expedition » à San Francisco, j’ai découvert que les habitants pouvaient faire remonter leurs suggestions à la mairie via une application. J’ai eu envie du même processus de gouvernance horizontale pour Nantes, mais sans tomber dans le copier-coller. Pour réaliser ce projet, nous avons fait travailler, en collaboration un grand groupe, des start-up locales et un panel d'usagers. Avant la fin de son développement, l’application a été rendue publique dans 24 communes pour que les citoyens l’évaluent et proposent des améliorations. Résultat ? « Nantes dans ma poche » est une application ultra-personnalisée qui vous indique par exemple combien de places sont disponibles dans le parking de votre quartier, combien de vélos en libre-service près de chez moi, quand passe le prochain bus, quel est le menu de la cantine de mon enfant ce midi… Les Nantais ont tout de suite adhéré et l’application a été primée lors des Victoires des Acteurs publics à l’Assemblée nationale. J’en suis très heureuse car cela représente le pari gagnant d’un service public moderne, imaginé avec les citoyens et les acteurs économiques.

Faire participer les citoyens c’est bien mais pas toujours évident. À quels défis faites-vous face ?

J.R : Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée. Je crois au suffrage universel mais aujourd’hui on ne peut plus gouverner une ville sans ses habitants. Un exemple : j’ai lancé une grande consultation citoyenne sur l’aménagement des bords de Loire. 40 000 personnes l’ont suivi, dont 5 000 contributeurs actifs. De cette manière, nous nous sommes assurés que le projet soit bien ancré dans les usages des habitants. Par ailleurs, chacun participe au débat avec son prisme : étudiant, mère de famille, retraité... Dans les conseils de quartiers, on se rend compte qu'au bout de 2 heures, ce processus de délibération collective entre gens d’un même quartier qui ne se connaissent pas permet de générer du commun.

L’enjeu de la démocratie locale est donc double : raviver l'intérêt général et faire en sorte d’améliorer les politiques publiques.

Pour autant, cela ne s’improvise pas, il faut de la méthode. Dans nos conseils de quartier, par exemple, nous avons remarqué que les 25-40 ans étaient souvent absents. Parce qu’à 19 heures, en rentrant du travail avec parfois des enfants, c’est compliqué pour eux de se libérer. Pour leur permettre tout de même de s’exprimer, nous avons notamment refondu l’offre de participation publique via la plateforme citoyenne Nantes & Co. Avant nous recevions les demandes par courrier ou téléphone, désormais on peut être contactés par Facebook, Twitter ou application. Cela pose de vraies questions : doit-on répondre aussi vite qu’à un courrier ? Plus vite ? C’est toute l’organisation du service public – son « back office » – qui doit être repensée.

Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée.

Comment voyez-vous l’articulation entre transports public et individuel dans la ville de demain ?

J.R : Nantes, c’est 133 millions de déplacements en transports en commun à l’année. Notre stratégie, c’est d’abord de favoriser les déplacements doux et les transports en commun. Nous sommes la première ville en France à avoir réintroduit le tramway et serons la première en Europe à avoir des Busways tout électriques. Mais il faut aussi penser la multimodalité, la connexion entre transports public et individuel pour les zones périurbaines et rurales. On a donc beaucoup investi dans les parkings relais à destination des voitures. Un plan vélo a été adopté pour favoriser la circulation en deux-roues dans toute l'agglomération. La réponse réside aussi dans la facilité d’accès grâce au numérique, avec une carte unique pour prendre le tramway ou louer un Bicloo (vélo en libre-service, ndlr), qu’on peut recharger par smartphone. Enfin, je pense qu’il ne faut pas seulement raisonner en termes d’infrastructure mais aussi d’usage. Nous réfléchissons par exemple à la façon d’utiliser les parkings d’entreprises, en général vides le soir, au moment où les résidents rentrent chez eux et en auraient bien besoin. Cela ne coûte pas un euro à la collectivité, ni aux entreprises ou aux citoyens. Mais cette mutualisation des ressources exige de mettre les gens autour de la table pour définir les règles du jeu. Autre exemple de politique des usages : plutôt que d’ajouter des lignes de bus, nous pouvons travailler à une meilleure répartition des déplacements, en échelonnant les heures de départ au bureau, ou en favorisant le télétravail.

En tant que maire, comment gérez-vous la place grandissante qu’occupe l’économie collaborative dans la vie de la cité, parfois au détriment d’acteurs existants ?

J.R : On mélange beaucoup de choses dans ce terme : du lucratif, mais aussi le troc, les jardins partagés ou encore les espaces de coworking et les tiers-lieux. À Nantes, les réseaux Atlantic 2.0 et les Ecossolies fédèrent un grand nombre de ces acteurs, et je considère que c’est d’abord une opportunité pour notre territoire. Néanmoins, quand cela prend des proportions telles qu’il n’y a plus d’égalité devant l'impôt, ou des risques de désertification, l’État et les collectivités locales doivent prendre leurs responsabilités. C’est une question nationale mais qui peut aussi avoir des réponses locales. Prenez le débat entre Airbnb et les hôtels, qui a lieu à Nantes comme ailleurs. Plutôt que de prendre parti, on a réfléchi à une solution. Les hôteliers se sont regroupés pour créer une plateforme de réservation locale : Fairbooking. Je reste modeste car ce n’est qu’une piste, et qu’ils ne sont pas en situation de concurrencer les grands groupes. Mais demain cette initiative pourrait constituer une véritable réponse.

Beaucoup des solutions que vous évoquez s’appuient sur le numérique. Comment faire en sorte qu’elles profitent à tous les habitants ?

J.R : C’est vraiment une question déterminante. Soit on considère que les transitions écologique et numérique doivent contribuer aussi à lutter contre les inégalités, soit on se dit que ce sujet est secondaire. Pour moi, il est primordial, et on doit en faire un objectif politique et stratégique pour éviter de créer une fracture supplémentaire. Nantes investit donc énormément dans l’éducation au numérique. Nous faisons partie des villes qui ont accompagné le projet de grande école du numérique, pour savoir comment aller chercher des gens qui n’ont pas un parcours bac + 5. Nous avons aussi lancé un coffre-fort numérique qui permettrait aux personnes en grande précarité de sécuriser leurs papiers et documents personnels. C’est un des premiers soucis évoqués par les sans-abri et nous avons monté le projet avec les utilisateurs d’un restaurant social afin de répondre au mieux à leur besoin. Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas. L'événementiel est aussi un formidable outil pour populariser le numérique. Lors de la Digital Week de Nantes, on parle patrimoine, culture, handicap, éducation. Et les gens passionnés par ces sujets s’y rendent. On incite aussi les start-up locales à venir présenter directement leurs projets dans des endroits passants, commes les galeries commerciales nantaises. Il faut montrer qu’il s’agit d’un milieu ouvert.

Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas.

Pensez-vous comme Benjamin Barber que les maires vont être les nouveaux maîtres du monde ?

J.R : Je suis présidente d’Eurocities, un réseau qui rassemble 130 villes en Europe, et persuadée que la métropole est l’échelle pertinente pour inventer le monde de demain. 80 % des habitants à l'échelle du globe vivent désormais dans les villes. On a signé la COP21 à Paris, mais pour passer des intentions à la concrétisation, il faudra mettre les villes en mouvement. La particularité d’un maire de grande métropole est dès lors de concilier deux choses : une vision stratégique – de quelle ville ai-je envie dans 10-15 ans ? –, et un ancrage dans le quotidien et la réalité des habitants. Le pragmatisme et l’utopie prospective doivent se nourrir mutuellement. Néanmoins, je ne crois pas à un développement endogène des métropoles, qui ne se préoccuperaient que de leur propre intérêt. Je revendique l’alliance des territoires pour que les grandes métropoles pensent leur développement au bénéfice des territoires périurbains et ruraux qui les environnent. On oppose en permanence les deux, comme s’il n’y avait qu’une urbanité. Mais lorsqu’on parle transition écologique ou alimentation locale, on voit que ces sujets-là nous amènent de fait à penser les interactions entre ville et campagne. 

Propos recueillis par Côme Bastin et Olivier Cohen de Timary // Crédits photos : Augustin Le Gall 

BIO :

• 1979 Naissance à Nantes (Loire-Atlantique) 
• 2001 Diplômée de la section « Politique et Société » de Science-Po Lille.
• Part en Bosnie et en Afrique du Sud pour des missions humanitaires
• 2002 Chargée de la démocratie participative dans la ville du Creusot
• 2012 Chargée de l'éducation, des grands projets urbains et de la politique de la ville de Nantes et Nantes métropole
• 2014 Élue maire de Nantes, présidente de Nantes métropole et du réseau de villes européennes Eurocities

Maire de toutes les transitions - Entretien avec Johanna Rolland

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Côme Bastin
Côme Bastin
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Depuis son élection à la tête de la sixième ville de France en 2014, elle a fait du collaboratif, de la démocratie locale et du numérique les piliers de sa politique. Présidente de la métropole de Nantes et du réseau de villes européennes Eurocities, Johanna Rolland nous livre sa vision de l’édile du XXIe siècle.

Cet article est une republication d'un article paru originellement sur le magazine Idées Collaboratives 

Nantes revient régulièrement dans le palmarès des villes qui attirent le plus d’habitants. Pourquoi, selon vous ?

Johanna Rolland : Cela vient de la dimension créative de la ville et de son dynamisme. Lors du Web2day, la deuxième manifestation numérique en France, qui a lieu à Nantes, je croise souvent des créateurs de start-up parisiens qui ont fait le choix de s’installer ici. Quand je leur demande pourquoi, ils me répondent qu’à Nantes tout va plus vite, ce qui s’explique par la taille et l’agilité de l’écosystème local. La plupart d’entre eux ont monté leur entreprise à Paris lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années. Aujourd’hui ils en ont trente, commencent à avoir une vie de famille et cherchent un endroit ou concilier opportunités professionnelles inspirantes et qualité de vie. Nantes n’est pas seulement dynamique économiquement, elle est aussi moins inégalitaire que d’autres grandes métropoles, avec un taux de chômage inférieur à la moyenne et des écarts entre les plus aisés et les plus pauvres beaucoup plus resserrés. C’est cette douceur de vivre, la vie culturelle et la capacité d’innovation de Nantes qui expliquent que le Sunday Times nous ait qualifié de « ville la plus déjantée de France ».

Vous avez fait de la ville collaborative un des axes forts de votre politique. Au fond, qu’est-ce que cela veut dire ?

J.R : Le monde est en mutation. Et Nantes est une des grandes villes françaises où s’inventent les transitions numérique, écologique, économique et démocratique. Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous. Le rôle d’un maire est aujourd’hui de réunir les acteurs autour d’une table pour choisir ces mutations plutôt que de les subir, et décider de quelle ville nous voulons tous demain. L’économie sociale et solidaire pèse déjà pour 16 % des emplois ici. Côté numérique, Nantes a été une des premières métropoles labellisées French Tech et a généré 2 800 emplois depuis le début de la démarche. Nous avons rassemblé chercheurs, start-up, associations, tiers-lieux, acteurs des quartiers populaires autour d’une question : comment mettre la transition numérique au service d’une société plus horizontale ? Cela passe par une lutte contre les fractures numériques et un travail sur l’éducation et la médiation. Au sein de notre métropole, il y a beaucoup de talents qui doivent se rencontrer. Notre responsabilité, c’est de favoriser les croisements car c’est ainsi que des solutions concrètes émergent. Nous appelons cela des « frictions créatives ».

Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous.

Y a-t-il un exemple de construction avec les acteurs de votre ville dont vous êtes particulièrement fière ?

J.R : Il y a quelques années, lors d’une « learning expedition » à San Francisco, j’ai découvert que les habitants pouvaient faire remonter leurs suggestions à la mairie via une application. J’ai eu envie du même processus de gouvernance horizontale pour Nantes, mais sans tomber dans le copier-coller. Pour réaliser ce projet, nous avons fait travailler, en collaboration un grand groupe, des start-up locales et un panel d'usagers. Avant la fin de son développement, l’application a été rendue publique dans 24 communes pour que les citoyens l’évaluent et proposent des améliorations. Résultat ? « Nantes dans ma poche » est une application ultra-personnalisée qui vous indique par exemple combien de places sont disponibles dans le parking de votre quartier, combien de vélos en libre-service près de chez moi, quand passe le prochain bus, quel est le menu de la cantine de mon enfant ce midi… Les Nantais ont tout de suite adhéré et l’application a été primée lors des Victoires des Acteurs publics à l’Assemblée nationale. J’en suis très heureuse car cela représente le pari gagnant d’un service public moderne, imaginé avec les citoyens et les acteurs économiques.

Faire participer les citoyens c’est bien mais pas toujours évident. À quels défis faites-vous face ?

J.R : Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée. Je crois au suffrage universel mais aujourd’hui on ne peut plus gouverner une ville sans ses habitants. Un exemple : j’ai lancé une grande consultation citoyenne sur l’aménagement des bords de Loire. 40 000 personnes l’ont suivi, dont 5 000 contributeurs actifs. De cette manière, nous nous sommes assurés que le projet soit bien ancré dans les usages des habitants. Par ailleurs, chacun participe au débat avec son prisme : étudiant, mère de famille, retraité... Dans les conseils de quartiers, on se rend compte qu'au bout de 2 heures, ce processus de délibération collective entre gens d’un même quartier qui ne se connaissent pas permet de générer du commun.

L’enjeu de la démocratie locale est donc double : raviver l'intérêt général et faire en sorte d’améliorer les politiques publiques.

Pour autant, cela ne s’improvise pas, il faut de la méthode. Dans nos conseils de quartier, par exemple, nous avons remarqué que les 25-40 ans étaient souvent absents. Parce qu’à 19 heures, en rentrant du travail avec parfois des enfants, c’est compliqué pour eux de se libérer. Pour leur permettre tout de même de s’exprimer, nous avons notamment refondu l’offre de participation publique via la plateforme citoyenne Nantes & Co. Avant nous recevions les demandes par courrier ou téléphone, désormais on peut être contactés par Facebook, Twitter ou application. Cela pose de vraies questions : doit-on répondre aussi vite qu’à un courrier ? Plus vite ? C’est toute l’organisation du service public – son « back office » – qui doit être repensée.

Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée.

Comment voyez-vous l’articulation entre transports public et individuel dans la ville de demain ?

J.R : Nantes, c’est 133 millions de déplacements en transports en commun à l’année. Notre stratégie, c’est d’abord de favoriser les déplacements doux et les transports en commun. Nous sommes la première ville en France à avoir réintroduit le tramway et serons la première en Europe à avoir des Busways tout électriques. Mais il faut aussi penser la multimodalité, la connexion entre transports public et individuel pour les zones périurbaines et rurales. On a donc beaucoup investi dans les parkings relais à destination des voitures. Un plan vélo a été adopté pour favoriser la circulation en deux-roues dans toute l'agglomération. La réponse réside aussi dans la facilité d’accès grâce au numérique, avec une carte unique pour prendre le tramway ou louer un Bicloo (vélo en libre-service, ndlr), qu’on peut recharger par smartphone. Enfin, je pense qu’il ne faut pas seulement raisonner en termes d’infrastructure mais aussi d’usage. Nous réfléchissons par exemple à la façon d’utiliser les parkings d’entreprises, en général vides le soir, au moment où les résidents rentrent chez eux et en auraient bien besoin. Cela ne coûte pas un euro à la collectivité, ni aux entreprises ou aux citoyens. Mais cette mutualisation des ressources exige de mettre les gens autour de la table pour définir les règles du jeu. Autre exemple de politique des usages : plutôt que d’ajouter des lignes de bus, nous pouvons travailler à une meilleure répartition des déplacements, en échelonnant les heures de départ au bureau, ou en favorisant le télétravail.

En tant que maire, comment gérez-vous la place grandissante qu’occupe l’économie collaborative dans la vie de la cité, parfois au détriment d’acteurs existants ?

J.R : On mélange beaucoup de choses dans ce terme : du lucratif, mais aussi le troc, les jardins partagés ou encore les espaces de coworking et les tiers-lieux. À Nantes, les réseaux Atlantic 2.0 et les Ecossolies fédèrent un grand nombre de ces acteurs, et je considère que c’est d’abord une opportunité pour notre territoire. Néanmoins, quand cela prend des proportions telles qu’il n’y a plus d’égalité devant l'impôt, ou des risques de désertification, l’État et les collectivités locales doivent prendre leurs responsabilités. C’est une question nationale mais qui peut aussi avoir des réponses locales. Prenez le débat entre Airbnb et les hôtels, qui a lieu à Nantes comme ailleurs. Plutôt que de prendre parti, on a réfléchi à une solution. Les hôteliers se sont regroupés pour créer une plateforme de réservation locale : Fairbooking. Je reste modeste car ce n’est qu’une piste, et qu’ils ne sont pas en situation de concurrencer les grands groupes. Mais demain cette initiative pourrait constituer une véritable réponse.

Beaucoup des solutions que vous évoquez s’appuient sur le numérique. Comment faire en sorte qu’elles profitent à tous les habitants ?

J.R : C’est vraiment une question déterminante. Soit on considère que les transitions écologique et numérique doivent contribuer aussi à lutter contre les inégalités, soit on se dit que ce sujet est secondaire. Pour moi, il est primordial, et on doit en faire un objectif politique et stratégique pour éviter de créer une fracture supplémentaire. Nantes investit donc énormément dans l’éducation au numérique. Nous faisons partie des villes qui ont accompagné le projet de grande école du numérique, pour savoir comment aller chercher des gens qui n’ont pas un parcours bac + 5. Nous avons aussi lancé un coffre-fort numérique qui permettrait aux personnes en grande précarité de sécuriser leurs papiers et documents personnels. C’est un des premiers soucis évoqués par les sans-abri et nous avons monté le projet avec les utilisateurs d’un restaurant social afin de répondre au mieux à leur besoin. Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas. L'événementiel est aussi un formidable outil pour populariser le numérique. Lors de la Digital Week de Nantes, on parle patrimoine, culture, handicap, éducation. Et les gens passionnés par ces sujets s’y rendent. On incite aussi les start-up locales à venir présenter directement leurs projets dans des endroits passants, commes les galeries commerciales nantaises. Il faut montrer qu’il s’agit d’un milieu ouvert.

Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas.

Pensez-vous comme Benjamin Barber que les maires vont être les nouveaux maîtres du monde ?

J.R : Je suis présidente d’Eurocities, un réseau qui rassemble 130 villes en Europe, et persuadée que la métropole est l’échelle pertinente pour inventer le monde de demain. 80 % des habitants à l'échelle du globe vivent désormais dans les villes. On a signé la COP21 à Paris, mais pour passer des intentions à la concrétisation, il faudra mettre les villes en mouvement. La particularité d’un maire de grande métropole est dès lors de concilier deux choses : une vision stratégique – de quelle ville ai-je envie dans 10-15 ans ? –, et un ancrage dans le quotidien et la réalité des habitants. Le pragmatisme et l’utopie prospective doivent se nourrir mutuellement. Néanmoins, je ne crois pas à un développement endogène des métropoles, qui ne se préoccuperaient que de leur propre intérêt. Je revendique l’alliance des territoires pour que les grandes métropoles pensent leur développement au bénéfice des territoires périurbains et ruraux qui les environnent. On oppose en permanence les deux, comme s’il n’y avait qu’une urbanité. Mais lorsqu’on parle transition écologique ou alimentation locale, on voit que ces sujets-là nous amènent de fait à penser les interactions entre ville et campagne. 

Propos recueillis par Côme Bastin et Olivier Cohen de Timary // Crédits photos : Augustin Le Gall 

BIO :

• 1979 Naissance à Nantes (Loire-Atlantique) 
• 2001 Diplômée de la section « Politique et Société » de Science-Po Lille.
• Part en Bosnie et en Afrique du Sud pour des missions humanitaires
• 2002 Chargée de la démocratie participative dans la ville du Creusot
• 2012 Chargée de l'éducation, des grands projets urbains et de la politique de la ville de Nantes et Nantes métropole
• 2014 Élue maire de Nantes, présidente de Nantes métropole et du réseau de villes européennes Eurocities

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April 24, 2017
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Depuis son élection à la tête de la sixième ville de France en 2014, elle a fait du collaboratif, de la démocratie locale et du numérique les piliers de sa politique. Présidente de la métropole de Nantes et du réseau de villes européennes Eurocities, Johanna Rolland nous livre sa vision de l’édile du XXIe siècle.

Cet article est une republication d'un article paru originellement sur le magazine Idées Collaboratives 

Nantes revient régulièrement dans le palmarès des villes qui attirent le plus d’habitants. Pourquoi, selon vous ?

Johanna Rolland : Cela vient de la dimension créative de la ville et de son dynamisme. Lors du Web2day, la deuxième manifestation numérique en France, qui a lieu à Nantes, je croise souvent des créateurs de start-up parisiens qui ont fait le choix de s’installer ici. Quand je leur demande pourquoi, ils me répondent qu’à Nantes tout va plus vite, ce qui s’explique par la taille et l’agilité de l’écosystème local. La plupart d’entre eux ont monté leur entreprise à Paris lorsqu’ils avaient une vingtaine d’années. Aujourd’hui ils en ont trente, commencent à avoir une vie de famille et cherchent un endroit ou concilier opportunités professionnelles inspirantes et qualité de vie. Nantes n’est pas seulement dynamique économiquement, elle est aussi moins inégalitaire que d’autres grandes métropoles, avec un taux de chômage inférieur à la moyenne et des écarts entre les plus aisés et les plus pauvres beaucoup plus resserrés. C’est cette douceur de vivre, la vie culturelle et la capacité d’innovation de Nantes qui expliquent que le Sunday Times nous ait qualifié de « ville la plus déjantée de France ».

Vous avez fait de la ville collaborative un des axes forts de votre politique. Au fond, qu’est-ce que cela veut dire ?

J.R : Le monde est en mutation. Et Nantes est une des grandes villes françaises où s’inventent les transitions numérique, écologique, économique et démocratique. Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous. Le rôle d’un maire est aujourd’hui de réunir les acteurs autour d’une table pour choisir ces mutations plutôt que de les subir, et décider de quelle ville nous voulons tous demain. L’économie sociale et solidaire pèse déjà pour 16 % des emplois ici. Côté numérique, Nantes a été une des premières métropoles labellisées French Tech et a généré 2 800 emplois depuis le début de la démarche. Nous avons rassemblé chercheurs, start-up, associations, tiers-lieux, acteurs des quartiers populaires autour d’une question : comment mettre la transition numérique au service d’une société plus horizontale ? Cela passe par une lutte contre les fractures numériques et un travail sur l’éducation et la médiation. Au sein de notre métropole, il y a beaucoup de talents qui doivent se rencontrer. Notre responsabilité, c’est de favoriser les croisements car c’est ainsi que des solutions concrètes émergent. Nous appelons cela des « frictions créatives ».

Je crois que le temps des maires uniquement bâtisseurs est derrière nous.

Y a-t-il un exemple de construction avec les acteurs de votre ville dont vous êtes particulièrement fière ?

J.R : Il y a quelques années, lors d’une « learning expedition » à San Francisco, j’ai découvert que les habitants pouvaient faire remonter leurs suggestions à la mairie via une application. J’ai eu envie du même processus de gouvernance horizontale pour Nantes, mais sans tomber dans le copier-coller. Pour réaliser ce projet, nous avons fait travailler, en collaboration un grand groupe, des start-up locales et un panel d'usagers. Avant la fin de son développement, l’application a été rendue publique dans 24 communes pour que les citoyens l’évaluent et proposent des améliorations. Résultat ? « Nantes dans ma poche » est une application ultra-personnalisée qui vous indique par exemple combien de places sont disponibles dans le parking de votre quartier, combien de vélos en libre-service près de chez moi, quand passe le prochain bus, quel est le menu de la cantine de mon enfant ce midi… Les Nantais ont tout de suite adhéré et l’application a été primée lors des Victoires des Acteurs publics à l’Assemblée nationale. J’en suis très heureuse car cela représente le pari gagnant d’un service public moderne, imaginé avec les citoyens et les acteurs économiques.

Faire participer les citoyens c’est bien mais pas toujours évident. À quels défis faites-vous face ?

J.R : Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée. Je crois au suffrage universel mais aujourd’hui on ne peut plus gouverner une ville sans ses habitants. Un exemple : j’ai lancé une grande consultation citoyenne sur l’aménagement des bords de Loire. 40 000 personnes l’ont suivi, dont 5 000 contributeurs actifs. De cette manière, nous nous sommes assurés que le projet soit bien ancré dans les usages des habitants. Par ailleurs, chacun participe au débat avec son prisme : étudiant, mère de famille, retraité... Dans les conseils de quartiers, on se rend compte qu'au bout de 2 heures, ce processus de délibération collective entre gens d’un même quartier qui ne se connaissent pas permet de générer du commun.

L’enjeu de la démocratie locale est donc double : raviver l'intérêt général et faire en sorte d’améliorer les politiques publiques.

Pour autant, cela ne s’improvise pas, il faut de la méthode. Dans nos conseils de quartier, par exemple, nous avons remarqué que les 25-40 ans étaient souvent absents. Parce qu’à 19 heures, en rentrant du travail avec parfois des enfants, c’est compliqué pour eux de se libérer. Pour leur permettre tout de même de s’exprimer, nous avons notamment refondu l’offre de participation publique via la plateforme citoyenne Nantes & Co. Avant nous recevions les demandes par courrier ou téléphone, désormais on peut être contactés par Facebook, Twitter ou application. Cela pose de vraies questions : doit-on répondre aussi vite qu’à un courrier ? Plus vite ? C’est toute l’organisation du service public – son « back office » – qui doit être repensée.

Il faut cesser de penser que les Français ne s’intéressent plus à la politique ; c’est l’offre des appareils politiques qui est dépassée.

Comment voyez-vous l’articulation entre transports public et individuel dans la ville de demain ?

J.R : Nantes, c’est 133 millions de déplacements en transports en commun à l’année. Notre stratégie, c’est d’abord de favoriser les déplacements doux et les transports en commun. Nous sommes la première ville en France à avoir réintroduit le tramway et serons la première en Europe à avoir des Busways tout électriques. Mais il faut aussi penser la multimodalité, la connexion entre transports public et individuel pour les zones périurbaines et rurales. On a donc beaucoup investi dans les parkings relais à destination des voitures. Un plan vélo a été adopté pour favoriser la circulation en deux-roues dans toute l'agglomération. La réponse réside aussi dans la facilité d’accès grâce au numérique, avec une carte unique pour prendre le tramway ou louer un Bicloo (vélo en libre-service, ndlr), qu’on peut recharger par smartphone. Enfin, je pense qu’il ne faut pas seulement raisonner en termes d’infrastructure mais aussi d’usage. Nous réfléchissons par exemple à la façon d’utiliser les parkings d’entreprises, en général vides le soir, au moment où les résidents rentrent chez eux et en auraient bien besoin. Cela ne coûte pas un euro à la collectivité, ni aux entreprises ou aux citoyens. Mais cette mutualisation des ressources exige de mettre les gens autour de la table pour définir les règles du jeu. Autre exemple de politique des usages : plutôt que d’ajouter des lignes de bus, nous pouvons travailler à une meilleure répartition des déplacements, en échelonnant les heures de départ au bureau, ou en favorisant le télétravail.

En tant que maire, comment gérez-vous la place grandissante qu’occupe l’économie collaborative dans la vie de la cité, parfois au détriment d’acteurs existants ?

J.R : On mélange beaucoup de choses dans ce terme : du lucratif, mais aussi le troc, les jardins partagés ou encore les espaces de coworking et les tiers-lieux. À Nantes, les réseaux Atlantic 2.0 et les Ecossolies fédèrent un grand nombre de ces acteurs, et je considère que c’est d’abord une opportunité pour notre territoire. Néanmoins, quand cela prend des proportions telles qu’il n’y a plus d’égalité devant l'impôt, ou des risques de désertification, l’État et les collectivités locales doivent prendre leurs responsabilités. C’est une question nationale mais qui peut aussi avoir des réponses locales. Prenez le débat entre Airbnb et les hôtels, qui a lieu à Nantes comme ailleurs. Plutôt que de prendre parti, on a réfléchi à une solution. Les hôteliers se sont regroupés pour créer une plateforme de réservation locale : Fairbooking. Je reste modeste car ce n’est qu’une piste, et qu’ils ne sont pas en situation de concurrencer les grands groupes. Mais demain cette initiative pourrait constituer une véritable réponse.

Beaucoup des solutions que vous évoquez s’appuient sur le numérique. Comment faire en sorte qu’elles profitent à tous les habitants ?

J.R : C’est vraiment une question déterminante. Soit on considère que les transitions écologique et numérique doivent contribuer aussi à lutter contre les inégalités, soit on se dit que ce sujet est secondaire. Pour moi, il est primordial, et on doit en faire un objectif politique et stratégique pour éviter de créer une fracture supplémentaire. Nantes investit donc énormément dans l’éducation au numérique. Nous faisons partie des villes qui ont accompagné le projet de grande école du numérique, pour savoir comment aller chercher des gens qui n’ont pas un parcours bac + 5. Nous avons aussi lancé un coffre-fort numérique qui permettrait aux personnes en grande précarité de sécuriser leurs papiers et documents personnels. C’est un des premiers soucis évoqués par les sans-abri et nous avons monté le projet avec les utilisateurs d’un restaurant social afin de répondre au mieux à leur besoin. Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas. L'événementiel est aussi un formidable outil pour populariser le numérique. Lors de la Digital Week de Nantes, on parle patrimoine, culture, handicap, éducation. Et les gens passionnés par ces sujets s’y rendent. On incite aussi les start-up locales à venir présenter directement leurs projets dans des endroits passants, commes les galeries commerciales nantaises. Il faut montrer qu’il s’agit d’un milieu ouvert.

Des solutions imaginées dans leur coin par les férus du numérique ou la collectivité bien pensante ne marcheront pas.

Pensez-vous comme Benjamin Barber que les maires vont être les nouveaux maîtres du monde ?

J.R : Je suis présidente d’Eurocities, un réseau qui rassemble 130 villes en Europe, et persuadée que la métropole est l’échelle pertinente pour inventer le monde de demain. 80 % des habitants à l'échelle du globe vivent désormais dans les villes. On a signé la COP21 à Paris, mais pour passer des intentions à la concrétisation, il faudra mettre les villes en mouvement. La particularité d’un maire de grande métropole est dès lors de concilier deux choses : une vision stratégique – de quelle ville ai-je envie dans 10-15 ans ? –, et un ancrage dans le quotidien et la réalité des habitants. Le pragmatisme et l’utopie prospective doivent se nourrir mutuellement. Néanmoins, je ne crois pas à un développement endogène des métropoles, qui ne se préoccuperaient que de leur propre intérêt. Je revendique l’alliance des territoires pour que les grandes métropoles pensent leur développement au bénéfice des territoires périurbains et ruraux qui les environnent. On oppose en permanence les deux, comme s’il n’y avait qu’une urbanité. Mais lorsqu’on parle transition écologique ou alimentation locale, on voit que ces sujets-là nous amènent de fait à penser les interactions entre ville et campagne. 

Propos recueillis par Côme Bastin et Olivier Cohen de Timary // Crédits photos : Augustin Le Gall 

BIO :

• 1979 Naissance à Nantes (Loire-Atlantique) 
• 2001 Diplômée de la section « Politique et Société » de Science-Po Lille.
• Part en Bosnie et en Afrique du Sud pour des missions humanitaires
• 2002 Chargée de la démocratie participative dans la ville du Creusot
• 2012 Chargée de l'éducation, des grands projets urbains et de la politique de la ville de Nantes et Nantes métropole
• 2014 Élue maire de Nantes, présidente de Nantes métropole et du réseau de villes européennes Eurocities

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Côme Bastin
Côme Bastin
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April 24, 2017
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