Si Internet était un pays, il serait le 3e plus gros pollueur de la planète après la Chine et les Etats-Unis. En 2020, près de 9 milliards d’objets connectés seront en circulation dans le monde. Le streaming vidéo capte à lui tout seul près de 60% du trafic web mondial. Ces chiffres* donnent le tournis et pourtant on en parle peu. Parce que c’est une pollution invisible, il est difficile de sensibiliser les consommateurs et les entreprises à l’impact environnemental du numérique.
L’électronique : une aberration écologique
Adrien Montagut, ancien ingénieur chimiste révolté par le gaspillage de ressources que génère le secteur électronique, a décidé de s’attaquer au problème en commençant par le smartphone. Il a co-fondé la coopérative Commown qui propose un service de location de « fairphones » **, smartphones éco-conçus et réparables. « Le smartphone c’est l’allégorie parfaite de la mondialisation : il a fait quatre fois le tour du monde avant d’arriver dans notre poche » rappelle Adrien, et les coulisses du voyage ne sont pas glorieuses. De l’extraction des métaux nécessaires à la fabrication à l’obsolescence programmée qui pousse au renouvellement de l’appareil, en passant par l’impossible recyclage des nano-matériaux, le coût carbone et social d’un smartphone est faramineux. Il en va de même pour tous nos équipements électroniques, sachant qu’en moyenne, un américain en possède déjà près de 10, on saisit rapidement l’ampleur du problème.
De la propriété à l’usage
C’est pourquoi Adrien et son équipe défendent un modèle basé sur les principes de l’économie de la fonctionnalité.
« Notre objectif est de réduire le nombre d’objets connectés possédés par une personne et surtout d’augmenter au maximum la durée d’usage ».
Plutôt que de posséder votre smartphone deux ans et de le laisser finir sa vie au fond d’un tiroir, Commown vous propose de louer un fairphone, d’en garantir la bonne fonctionnalité et de le revaloriser, si possible, à l’issue du contrat de location. Si le fairphone est trop endommagé pour retourner sur le marché, Commown cherche des solutions pour allonger la durée d’usage de chacun de ses composants. Pour le moment, l’offre séduit des clients déjà engagés sur les questions écologiques. La coopérative cherche donc désormais à cibler les entreprises afin de proposer une alternative durable en matière d’équipement mobile.
La sobriété numérique en entreprise : un véritable changement culturel
Les entreprises ont elles aussi un rôle majeur à jouer. Comment proposer aux clients des produits et des services numériques éco-conçus tout en ne sacrifiant pas l’innovation et la sacro-sainte « expérience utilisateur » ? C’est ce à quoi s’attelle Tanguy Dade, responsable du pôle Tech de la Digital Factory de la MAIF. A la tête d’une équipe de 50 développeurs et concepteurs, il milite au quotidien pour limiter l’empreinte environnementale des solutions digitales proposées par le groupe mutualiste. Pour Tanguy, la clé du succès c’est de démontrer que la sobriété numérique a aussi un impact positif sur le business : « si on réussit à alléger l’application mobile MAIF, celle-ci sera moins consommatrice en matière d’énergie et de ressources, donc plus efficiente, plus performante, et in fine, le client sera satisfait ». Pour convaincre tous les acteurs de l’entreprise des bienfaits de l’éco-conception des pages et services web, mieux vaut adapter son argumentaire à son interlocuteur. Au service communication par exemple, particulièrement friand de l’usage de vidéos, Tanguy rappelle que le poids des pages internet impacte leur référencement sur les moteurs de recherches « plus le temps de chargement des pages est long, moins le site sera bien référencé ».
Une vision qui doit infuser à tous les niveaux de l’entreprise
Sensibiliser et faire preuve de pédagogie, c’est le défi que doivent relever au quotidien Tanguy et son équipe. Comme dans tout changement culturel, il est nécessaire que cette vision soit portée au plus haut niveau de l’entreprise : si les dirigeants ne sont pas sponsors, les quelques ambassadeurs convaincus gaspilleront leur énergie. De nombreuses entreprises agissent aujourd’hui en interne au sein de leur organisation : en menant des campagnes pour inciter les salariés à réduire le nombre d’impressions ou limiter l’envoi de pièces jointes, elles cherchent à faire changer les comportements. Cependant, le véritable changement adviendra lorsque les produits eux-mêmes seront conçus en tenant compte de leur impact environnemental et social. Un chantier sur lequel les designers ont un rôle à jouer.
Les designers : clé de voûte du système
Mellie La Roque, co-présidente du collectif « Designers Ethiques », invite ceux qui conçoivent et imaginent les produits numériques à se questionner sur leur responsabilité. Ces dernières années, les démarches d’innovation ont mis au centre de leurs objectifs l’amélioration de « l’expérience utilisateur » pour offrir au client l’expérience la plus intuitive possible. Les produits et applications sont donc conçus pour être extrêmement simples à utiliser et surtout terriblement addictifs… C’est contre ce principe de « captation attentionnelle » que milite le collectif. Leur approche du design est systémique : ils pensent au-delà de l’expérience utilisateur et se posent de nouvelles questions « Quelle est la finalité du service que je conçois ? Quel sera son impact environnemental ? Sociétal ? ».
Porter un regard critique sur les pratiques de design actuelles
Mais avant de changer leurs comportements et leurs pratiques, les designers doivent déjà prendre conscience du problème. Ainsi, le collectif propose des ateliers pour expérimenter de nouvelles méthodologies et comprendre, par exemple, la structure d’un réseau social. «Récemment, nous avons décortiqué la structure de Facebook. Pour certains, le système de « scroll infini » est une évidence absolue, un standard que l’on retrouve partout ailleurs, mais on pourrait faire autrement, tout est une question de choix ! ». Pour Mellie, c’est précisément le rôle du designer que d’adopter un regard critique sur les schémas préconçus. « Designers Ethiques » invite les concepteurs à penser autrement, à concevoir des produits qui ne soient pas nocifs pour l’utilisateur, en refusant par exemple le système de « likes » qui alimente le jeu de la reconnaissance sociale.
Tous ces acteurs, entrepreneurs, salariés, designers tendent vers le mouvement « low tech » : ils cherchent à promouvoir une technologie simple, accessible et durable. Ils pensent qu’un autre usage du numérique est possible et surtout souhaitable. Pour autant, tous sont d’accord pour reconnaître que la politique des petits pas a ses limites et qu’il faudrait coupler ces actions à de véritables modifications structurelles. Le politique ne peut pas continuer à sous-estimer les impacts environnementaux liés à l’usage croissant du numérique. Les entreprises ont certes leur rôle à jouer, mais les États doivent également prendre la mesure des enjeux et faire ce qu’on attend d’eux a minima : réguler.
* Pour en savoir plus, consultez le rapport sur l’impact environnemental du numérique publié par The Shift Project
** Commown propose également un service de location de PC durables
Cet article a été rédigé suite à une conférence sur la sobriété numérique organisé au MAIF Start-Up Club le 12 septembre 2019.