Assemblée tirée au sort, partis nouvelle génération… Pendant deux ans, Romain Slitine et Elisa Lewis sont partis à la rencontre des innovations politiques de la planète. Ils en ont tiré un livre et une conviction : il est urgent de repenser le rapport entre pouvoir et citoyens. Pour prolonger la réflexion, OuiShare vous convie à son événement Civic Tech cherche citoyen.ne.s ce mardi 21 mars.
Un jeune sur deux déclare ne pas compter aller voter en 2017. Comment analysez-vous cette défiance ?
Romain Slitine : On évolue dans une démocratie qui a été imaginée il y a plus de 200 ans avec des règles de communication encore plus anciennes et qui n’a pas vraiment évolué depuis. Les 18-35 ans ne se sentent plus représentés parce qu’il y a très peu de jeunes dans la vie politique et plus globalement parce que ce système est à bout de souffle. Elisa Lewis : Ce chiffre est le marqueur d’un décalage très fort entre un fonctionnement de la vie politique hyper verrouillé et un fonctionnement de la vie sociale beaucoup plus fluide. Aujourd’hui, on communique instantanément et on organise des manifestations en quelques clics. Beaucoup de personnes aspirent à plus d’engagement, de participation, de conversation continue.
Faut-il donc exploser le cadre de notre système représentatif actuel ?
R.S : Parlez de démocratie ou de politique à n’importe qui, il va penser au vote. Or, tout l’enjeu est d’arrêter de réduire la démocratie au vote et le citoyen à l’électeur. E.L : Nos cerveaux, nos vies, nos imaginaires sont complètement colonisés par les mauvaises nouvelles et la vision d’un monde qui s’effrite, face auxquelles on se sent impuissants. Notre citoyenneté a été réduite à un rôle d’électeur une fois tous les cinq ans, ce qui nous donne finalement très peu de contrôle et une faible capacité à agir au quotidien. Avec ce livre, nous avons voulu ouvrir de nouvelles voies là où il semble qu’il n’y ait pas d’alternative. Notre conviction profonde, c’est que ce foisonnement démocratique de la part des citoyens, ceux-là même que l’on pensait complètement apathiques et désintéressés par l’intérêt général, est aujourd’hui le meilleur remède contre la montée des extrêmes et le défaitisme.
Ce foisonnement démocratique de la part des citoyens, ceux-là même que l’on pensait complètement apathiques et désintéressés par l’intérêt général, est aujourd’hui le meilleur remède contre la montée des extrêmes et le défaitisme.
Parmi les exemples que vous explorez dans votre livre, il y a le cas de la montée fulgurante du parti espagnol Podemos. En quoi cette formation peut-elle nous inspirer pour régénérer la politique ?
R.S : Au-delà de la ligne anti-austérité de ce parti, ce sont la forme du mouvement et l’implication des citoyens qui sont intéressants. Les Espagnols et les militants ont participé à l’élaboration des programmes lors de nombreuses réunions locales mais aussi via des plateformes numériques collaboratives. Chacun pouvait faire des propositions qui étaient soumises au vote des militants avant d’être adoptées, bien loin des têtes pensantes qui élaborent un programme à huis clos. Dans une Espagne en proie à la corruption, Podemos a aussi adopté une ligne éthique : transparence des comptes de campagne et limitation du salaire à trois fois le minimum légal. E.L : L’argent économisé sur les revenus des élus de Podemos soutient des projets sur les territoires espagnols : agriculture urbaine, circuit court, écoles. Si les partis politiques veulent continuer d’exister, ceux-là ou de nouveaux, c’est cette question qu’il faut se poser : à quoi sert un parti en dehors des élections ? On entend que les partis politiques sont morts. Pourtant, lorsqu’ils ont émergé après la Seconde Guerre mondiale, c’était une révolution. On avait besoin d’organiser cette grande masse populaire qui a le droit de et la possibilité de s’exprimer, et les partis ont longtemps joué ce rôle d’éducation populaire. Ils ne le font plus aujourd’hui.
Autre exemple – en Islande cette fois-ci –, l’écriture d’une nouvelle constitution, sous l’impulsion, notamment, du Parti pirate.
E.L : L’histoire de cette constitution est assez inédite et remonte à la crise financière de 2008. Les Islandais, jusqu'alors peu enclins à manifester, sont descendus dans la rue pour réclamer la démission du gouvernement qu’ils jugeaient responsable. Ils ont aussi considéré que leur constitution avait permis la financiarisation très forte de ressources naturelles comme la pêche. Tout s’est déroulé dans la transparence. Une assemblée de 1 000 citoyens islandais a été tirée au sort pour imaginer une nouvelle constitution puis un comité de 25 citoyens a été élu pour l’écrire. Au final, 15 % de la population islandaise (NB : il y a 332 000 habitants en Islande) a été directement impliquée, que ce soit par tirage au sort ou en participant sur internet. La constitution a enfin été soumise à référendum et approuvée par 67 % des Islandais. Le résultat est un texte très abouti et progressiste, notamment sur le plan démocratique : introduction d’un droit de référendum d’initiatives populaires, nationalisation de la gestion des biens communs et des ressources naturelles. Les Islandais ont réussi là où la classe politique avait échoué depuis plus de 50 ans. Malgré tout, les derniers résultats du Parti pirate, qui a fait campagne pour l’application de cette constitution, ont été un peu décevants. Il n’est donc pas certain que le parlement la ratifie.
Comment impliquer plus souvent le citoyen dans la vie politique sans risquer de trop le solliciter ?
E.L : En tant que citoyen, on devrait pouvoir s’exprimer sur l’ensemble des décisions qui sont prises en notre nom. Néanmoins, cette forme de démocratie directe et continue sur tous les sujets ne peut évidemment pas être mise en œuvre : on n’a pas l’envie ou les compétences de s’exprimer sur tous les sujets. Ces nouveaux mouvements réfléchissent donc à des formes de représentation à la fois plus continues et réalistes, notamment via le concept de démocratie liquide, dont le fer de lance est aujourd’hui le Parti pirate. L’idée, c’est que chacun conserve son droit de vote sur tous les sujets mais puisse le transférer à un intermédiaire – représentant de la société civile, militant de l’éducation, expert des questions écologiques – qu’il juge légitime. Cette personne pourrait s’exprimer en son nom lors des référendums et des propositions. Il s’agit finalement d’un mix entre la démocratie représentative et la démocratie directe. Cela permettrait de faire émerger de nouveaux leaderships tout en limitant les risques de corruption, car le pouvoir serait détenu par une grande diversité d’acteurs.
À défaut d’un Parti pirate ou d’un Podemos, les citoyens français font-ils preuve de volonté pour réinventer la politique ?
R.S : Oui ! Je suis président de l’association Démocratie Ouverte, qui rassemble tous les acteurs de la transition démocratique : entrepreneurs, élus, citoyens, chercheurs qui essaient de faire bouger la démocratie. C’est un collectif le plus ouvert possible pour réfléchir à ce sujet et formuler un agenda politique. Il s’agit de donner espoir et de montrer aux citoyens et aux politiques qu’il est possible d’agir autrement. À côté de ce travail de lobbying, nous aidons l’ensemble de ces acteurs à mieux se préparer et à trouver leur modèle économique.
Parmi les projets que fédère Démocratie Ouverte, il y a la plateforme Parlement & Citoyens. Pouvez-vous nous la présenter ?
R.S : L’objectif est que les lois ne soient plus uniquement conçues par des élus de l’Assemblée nationale et les lobbys. Il s’agit d’une plateforme sur laquelle un député ou un sénateur peut proposer une loi, l’expliquer dans une vidéo, puis l’ouvrir aux suggestions du plus grand nombre. Chacun peut voter pour les contributions les plus intéressantes. Un débat est ensuite organisé avec un panel de citoyens qui ont contribué à la loi pour la synthétiser, avant que le parlementaire ou le sénateur ne signe la loi. Parlement & Citoyens a été utilisé lors de la loi sur la biodiversité de Ségolène Royal ou la loi pour une République numérique d’Axelle Lemaire. Au final, une quarantaine de députés en font partie : ça se développe mais c’est encore loin d’être la norme. E.L : Ce qui est intéressant, c’est de se dire que l’expertise est aussi du côté de la société. Un parent, un professeur ou un ancien étudiant peut être compétent pour parler éducation. Cette consultation citoyenne assure in fine une meilleure construction de la loi.
On parle aujourd’hui de « Civic Tech ». Quel regard portez-vous sur la plateforme Hello2017, qui s’est lancée il y a peu ?
E.L : C’est une boîte à outils citoyenne pour s’informer très simplement sur les enjeux politiques avec des codes et des formats qui parlent aux jeunes, comme les vidéo ou les infographies. Et s’informer est la première condition pour participer. Hello2017 permet de comparer les programmes, que ce soit sur l’éducation ou l’environnement. La plateforme s’appuie sur la technologie de la start-up Voxe, qui a crowdsourcé tous les programmes politiques. Tout le monde ne peut pas en effet lire les 1 000 pages du projet de Bruno Lemaire ou se plonger dans de nombreux articles de journaux. Elle offre aussi la possibilité d’interpeller les candidats, via Curious.so, lorsque beaucoup de citoyens leur posent la même question. Enfin, Hello2017 organise des rencontres dans des cafés avec le collectif Kawaa. C’était il y a 50 ans de grands lieux de débat politique qu’il faut aujourd’hui réinvestir.
La « neutralité » souvent revendiquée par de telles plateformes politiques est-elle possible ?
E.L : C’est une bonne question et je pense qu’il y a deux écueils à éviter à ce propos. D’abord, l’idée qu’en utilisant le numérique, on dépolitiserait. Qu’il n’y n’aurait plus de clivages ni d’idéologies et que le consensus émergerait naturellement de l’agrégation des points de vue individuels. La politique, c’est au contraire assumer une part de conflits et des visions du monde totalement opposées. Je pense aussi qu’il faut être conscient qu’un traitement neutre de l’information par les plateformes est très difficile. Voxe fait un travail remarquable pour aller au cœur des programmes politiques. Mais il y a déjà un premier biais : l’entrée dans les programmes se fait à travers différents mots-clés. Dans la rubrique économie, ces premiers mots-clés sont compétitivité et coût du travail. Là-dedans doivent rentrer les programmes de gauche, de droite et de l’écologie. Or, la question de la compétitivité et du coût du travail, c’est déjà un référentiel lexical qui est loin d’être neutre.
Il ne faut pas croire qu’en utilisant le numérique on dépolitiserait. Qu’il n’y n’aurait plus de clivages ni d’idéologies et que le consensus émergerait naturellement de l’agrégation des points de vue individuels.
Est-ce qu’au-delà de l'engagement politique ce n’est pas la notion même d’engagement qui est en train de muter sous l’effet du numérique et des valeurs collaboratives ? Se dirige-t-on vers un engagement « à la carte » ?
R.S : C’est vrai qu’au-delà de la politique il y a une diversité des modes d’engagement beaucoup plus forte qu’il y a 30 ans. Les jeunes recherchent un vrai sens à leur travail, le développement de l’entreprenariat social et solidaire est très fort. On peut aussi s’engager en tant que financeur via le crowdfunding ou les clubs d’investisseurs citoyens comme les CIGALES. Avec les circuits courts et le commerce équitable, de nouvelles formes de consommation sont également en marche. À chaque fois, il s’agit pour l’individu de pouvoir évaluer l’impact de son engagement. C’est ce qui a motivé notre livre : transposer à la vie politique ce mouvement de collaboration et d’horizontalité que l’on observe dans le monde économique, social et éducatif. Il faudra, bien sûr, être vigilant sur ce que l’on mettra à la place du système que l’on va déconstruire.
Ce qui a motivé notre livre ? Transposer à la vie politique ce mouvement de collaboration et d’horizontalité que l’on observe dans le monde économique, social et éducatif.
Romain Slitine 2010 : Cofonde le collectif Odyssem pour le développement de l'économie sociale et solidaire 2014 : Débute un tour du monde des innovations démocratiques avec Elisa Lewis 2015 : Président de l'association Démocratie Ouverte 2016 : Publication du livre Le Coup d'État citoyen, Éditions La Découverte Elisa Lewis 2013 : Diplômée de l'université du Kent et de Sciences Po Lille, s'oriente vers le développement des entreprises à vocation sociale 2014 : Cofonde avec Emmanuel Kasperski le réseau « Les Cols verts » afin de diffuser des solutions simples et efficaces pour permettre à chacun de pratiquer l'agriculture en ville 2015 : Rejoint le collectif Démocratie Ouverte pour lancer le premier incubateur « d'innovations démocratiques » en France 2016 : Publication du livre Le Coup d'État citoyen, Éditions La Découverte Photos : Augustin Le Gall, Haytham pictures Cet entretien est une republication d'un article publié en Novembre 2016, dans le magazine Idées Collaboratives.