Professeur de littérature et médias à l'Université Paris 8, Yves Citton est également co-directeur de la revue Multitudes. Il a publié une dizaine d’ouvrages dont les plus récents sont Générations collapsonautes. Naviguer par temps d’effondrements (avec Jacopo Rasmi, Seuil, 2020), Contre-courants politiques (Fayard, 2018), Médiarchie (Seuil, 2017), Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014).
Tout commence par une série de désinhibitions...
Yves Citton : Petit à petit, nous perdons nos sensibilités. Allumer l'électricité, faire couler de l'eau... autant de gestes que l'on fait par automatisme, sans se rendre compte de leur caractère miraculeux. C'est devenu « naturel », on ne se fait plus de souci, on ne se demande pas si, demain, tout cela fonctionnera toujours. Jean-Baptiste Fressoz parle de « petites désinhibitions » dans son livre L’Apocalypse joyeuse (Seuil, 2011) pour désigner des dégoûts (envers les mauvaises odeurs de pollution, par exemple) qu’on a pris l’habitude d’ignorer, pour apprendre à vivre avec et finir par ne plus les remarquer. Pour moi, cela rejoint aussi ce que Bruno Latour explique dans son Enquête sur les modes d'existence (2012). Selon lui, le cœur du capitalisme et de la marchandisation, à l'origine de la catastrophe écologique actuelle, c'est le sentiment d'être quitte : « Je paie 20 euros pour un bien ou un service, je suis donc quitte ». Mais en réalité, il y beaucoup d'externalités : peut-être que des travailleurs sont exploités, peut-être que des produits toxiques sont rejetés dans la rivière... Vous n'êtes pas quitte du tout après avoir payé le prix du marché !
Comment se ressensibiliser ?
Y.C. : La collapsollogie sert à cela : à nous redonner du souci. La série de Canal + « L'effondrement » le fait très bien. Elle nous plonge dans un plan-séquence hyper réaliste, sans aucun montage, d'un monde en chute libre, totalement hors de contrôle. On est pris dans une temporalité irréversible, c'est paniquant. Cette incapacité à revenir en arrière nous ramène à nos conditions d'existence. Notre vie, on la vit aussi en plan-séquence : on se lève le matin à 7h, on se couche le soir à minuit, on n'a que deux yeux et on ne voit pas ce qui est derrière notre dos. On ne peut ni fast forward, ni rewind. Et pourtant, il serait juste de dire aussi qu’il y a des formes de montage dans nos vies. Faire des phrases, c’est opérer un certain montage de nos réalités vécues, même si on n’a ni caméra, ni table de montage.
Les arts du montage sont partout, et sont fondamentalement politiques : oui, des choses sont déjà montées pour moi, mais je contribue à en monter d'autres, dans d'autres temporalités.
N'existe-t-il pas un risque de sidération face à ce genre de série catastrophiste ?
Y.C. : Ce risque est réel. C'est pourquoi il faut contrebalancer l'effondrement par les arts du montage collapsonaute : apprendre à naviguer (-naute) les récits d'effondrement pour dépasser le discours annonciateur de l'inéluctable chute. En réalité, nous faisons tous les jours du montage. Évidemment, les médias montent déjà la réalité pour nous, ils sélectionnent les informations qu'ils nous délivrent. Mais nous, nous sommes capables de sur-monter cette réalité déjà partiellement montée pour nous : nous pouvons regarder ceci ou cela, lire tel livre ou tel autre, participer à un groupe de lecture. Ce n'est pas exactement de la liberté, mais une forme de dépassement du plan-séquence de nos existences : oui, des choses sont déjà montées pour moi, par la télé ou la radio ou facebook, mais je contribue à en monter d'autres, dans d'autres temporalités. En ce sens, les arts du montage sont politiques.
Croire que l'on peut être autonome, indépendant, autarcique, c'est une folie, une illusion anti-écologique.
Il faut donc se ressensibiliser puis s'éduquer pour comprendre le monde qui nous entoure – et non l'inverse ?
Y.C. : Le monde est tellement complexe et replié des milliers de fois sur lui-même que l'on a besoin d'histoire, de philosophie, de sociologie, mais aussi d'études et de calculs pour le décrypter et agir dessus. Un exemple frappant : on parle d'effondrement aujourd'hui en France, en 2020, alors qu'en Afrique, c'est une situation qui date du colonialisme ! Nous, Occidentaux, craignons la fin du monde, alors qu'on l'a déclenchée partout à travers le monde. Une lecture historique de l'Occident permet de comprendre non seulement notre rapport au monde, aux autres, mais aussi à nos valeurs fondatrices.
Dans un livre qu'il vient de sortir, Liberté et abondance (Seuil, 2019), Pierre Charbonnier explique par exemple que les idées de libertés et d'autonomie que l'on définit depuis quatre siècles ont toujours été liées à une croissance productiviste et donc, en creux, à l'exploitation intensive de nos ressources naturelles. Parce qu'on l'on vivait dans une époque d'abondance, on pensait que l'on pouvait faire ce que l'on voulait, que l'on pouvait se donner à soi-même ses propres lois. Mais croire que l'on peut être autonome, indépendant, autarcique, c'est une folie, une illusion anti-écologique !
Ce temps de réflexion et d'analyse doit permettre de comprendre les intrications et tissages dont le monde est fait. On est bien loin du solutionnisme algorithmique ou technologique qui entend trouver une solution unique à un problème dont la cause serait bien identifiée. Au contraire, les causes sont multiples et tissées, de sorte que les vrais problèmes ne se résolvent jamais. On aura beau éradiquer un virus, un autre viendra. C'est ce que dit bien Baptiste Morizot, dans Les Diplomates (Wildproject, 2014) : il s'agit plutôt d'assurer la maintenance, la réparation perpétuelle des problèmes, que de trouver leurs solutions.
Il faut savoir différencier les ennemis dans le tissage des ennemis du tissage.
Comment passer de la prise de conscience individuelle à l'action collective ?
Y.C. : Je ne suis pas très optimiste : l'angoisse de l'effondrement, ce sont surtout des riches blancs qui l'éprouvent. Des personnes qui ont toujours vécu avec tout ce qu'il fallait et qui commencent à se rendre compte que cela ne durera peut-être pas toujours, que tout cela n'est pas soutenable. Mais pour une grande majorité de la population française et mondiale, l’urgence est sociale avant d’être écologique. Il faudra donc que plus de personnes se sentent fragilisées elles-mêmes, dans leur vie et dans leur chair, pour que la prise de conscience écologique se généralise. Il faudra que nos cartes bleues ne nous délivrent plus d'argent, que l'on ne puisse plus acheter de pommes de terre, pour que nous soyons assez à vouloir affronter vraiment les vrais problèmes.
Est-ce qu'une réponse consisterait à forger des alliances entre ces différentes luttes – sociales, écologiques, etc. ?
Y.C. : Il faut reconnaître que même ceux que l'on désigne comme nos ennemis font partie de notre équilibre. C'est ce que décrit Morizot dans son dernier livre, Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020). Nous sommes un écosystème de relations et d'interdépendances, un tissage, dans lequel il y a des nuisibles, mais ces nuisibles ne sont pas nos ennemis, les éradiquer ne fera pas forcément avancer notre cause, au contraire. Nos véritables ennemis, ceux que l'on doit combattre, ce sont les ennemis du tissage.
Il y a par exemple des firmes multinationales qui veulent uniquement faire des profits et vendent des produits toxiques sans se soucier de leurs conséquences : ce sont des ennemis du tissage. A l'inverse, le syndicat qui déclare la grève et m'empêche de prendre mon RER peut être considéré comme nuisible par rapport à mon objectif de la journée, mais c’est un ennemi dans le tissage. Au fond, j'en ai besoin et il me protège. Tout l'enjeu revient donc à savoir différencier les ennemis dans le tissage des ennemis du tissage. Et cela devrait nous amener à être beaucoup moins polémique avec ceux qui nous sont politiquement proches.
En général, on s’écharpe sur la question où on n’est pas d’accord, et on ignore le fait que sur plein d’autres questions, nos positions convergent. C'est ce qui ruine de nombreux mouvements de gauche qui se caractérisent par une forme de sectarisme : si on n'est pas d'accord sur tout, on est les pires ennemis du monde ! Il faudrait travailler à accepter nos petites inimitiés et nos petits dégoûts, car cela fait partie du pluralisme. Mais surtout: c’est indispensable pour faire masse et gagner en pouvoir.
L’autre jour, j’entendais un philosophe à la radio qui m’exaspérait par ce qu’il disait de l’universalisme et de la supériorité de l’homme sur l’animal. Et puis, je me suis dit que si on regardait les principales mesures politiques à prendre dans les mois à venir, on serait sûrement d’accord sur 95% des problèmes. Il faut apprendre à s’allier même avec ceux qui nous exaspèrent (un peu) : c’est ce que j’appelle être d’accord en se bouchant le nez. C’est une autre forme de désinhibition ! C’est problématique, mais je crois que c’est nécessaire pour mieux identifier et combattre nos véritables ennemis.
En miroir de ces dystopies qui nous ressensibilisent, a-t-on besoin d'utopies pour nous poussent à agir ?
Y.C. : Nous avons surtout besoin de récits de mouvements de résistance réussis. Aujourd'hui on fait grève mais en vain, les réformes finissent toujours par passer. Francesca Poletta, dans son livre It Was Like a Fever. Storytelling in Protests and Politics (University of Chicago Press, 2006), étudie comment des syndicats américains avaient développé des ateliers dans lesquels des personnels de nettoyage qui avaient fait des grèves victorieuses témoignaient de leur expérience réussie : « Oui on peut faire grève et on peut gagner, oui on l'a fait ensemble. On s’y est pris comme ça… Essayez! ». On a tellement de souvenirs de luttes qui ont fini par des défaites qu'on a besoin d'écouter et de partager ces histoires de combats victorieux. Et là, on n'est plus dans la collapsologie. On entre dans le réel. Activement!
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Un grand merci à Taoufik Vallipuram pour son appui précieux lors de l'entretien, ainsi qu'à Antonin Léonard pour ses conseils avisés.