Quand survivre est un crime : témoignage depuis les camps de migrants de Samos

ENTRETIEN. L’île grecque de Samos se situe à peine à plus de 2000 mètres des côtes turques. Tous les mois, de nombreuses personnes cherchant à rejoindre l’Europe s’embarquent sur des embarcations de fortune pour y poser le pied. Moins « connu » que le camp de Lesbos, le camp de Samos a accueilli les migrants dans des conditions indignes, dans l’indifférence ou la complicité d’une Europe qui prend un virage sécuritaire depuis plusieurs années. Nous avons échangé avec Dimitris (le prénom a été changé), habitant de Samos et activiste, pour en savoir plus.

Fin 2019, le “camp" de Samos "herbergeait" environ 8000 migrants. Aujourd’hui, ils ne sont plus que 400. Est-ce que moins de personnes essaient de rejoindre Samos ?

Dimitris : J’estime que la diminution des arrivées de migrants est liée à la pratique des pushbacks depuis mars 2020. Si les gardes-côtes grecs repoussent les embarcations et ne les laissent pas accoster, il y a moins d’arrivées, c’est simple.  De son côté, la police arrête les migrants à leur arrivée sur l’île et les remet sur une embarcation en direction de la Turquie. Cette « méthode » entraîne volontairement des noyades, elle est donc criminelle. C’est une honte pour l’Europe. On ne parle pas de groupes paramilitaires ou d’organisations clandestines, mais bien de la police. Cette pratique institutionnelle de la violence est illégale sur le papier, mais dans les faits, de nombreux pays la soutiennent. Demander un « contrôle strict des frontières », quand la frontière est maritime et que l’on ne peut pas ériger de mur, revient à encourager les pushbacks.

En « installant » les migrants dans un camp sans infrastructures, on les marginalise.

Un nouveau centre a été ouvert. Dans quelles conditions les migrants y sont-ils accueillis ?

D. : Il s’agit d’un centre fermé, installé à 8 km de la ville de Vathy, la capitale de l’île, où se trouvait le camp informel précédent. Les conditions de vie y sont indubitablement meilleures : les migrants ne vivent plus parmi les rats mais dans des chambres individuelles, qu’ils peuvent fermer la nuit. Ils sont en sécurité, la nourriture est de meilleure qualité… Mais ils sont isolés, abandonnés au milieu des montagnes. Il n’y a aucun lieu où se retrouver, aucun magasin, aucun arbre même. Pour aller en ville, il faut prendre un bus dont le ticket coûte 1€, alors qu’ils ne reçoivent que 75€ par mois. Ce centre, c’est une prison qui ne dit pas son nom.  

Ndlr: Le ministre français de l'Intérieur Gérald Darmanin a visité le camp en octobre 2021. Il l'a qualifié de "modèle européen" d'accueil des demandeurs d'asile.

Comment a réagi la communauté locale à l’arrivée des migrants ?

D. : Au début, il y avait beaucoup de solidarité : les gens donnaient des repas, des habits… Certains ont essayé de profiter de la situation bien sûr, en faisant payer les recharges de téléphones ou des hébergements à des prix indécents. Mais c’était une petite minorité. Après l’accord entre l’Union Européenne et la Turquie en 2016, les habitants ont compris que la situation devenait pérenne, et leur attitude est devenue très hostile. Les migrants n’étaient pas servis dans les cafés, on les chassait des plages… Même des personnes qui travaillaient avec des ONG étaient visées. Le rejet est également institutionnel : en 2019, l’hôpital de Vathy a annoncé qu’il instaurait une “proportionnalité” dans les soins non urgents, en n’accueillant que deux personnes migrantes pour huit patients “locaux”. C’est totalement illégal, l’hôpital est là pour tous. Par ailleurs, il n’y a pas de médecin permanent dans le centre. 

En « installant » les migrants dans un camp sans infrastructures, on les marginalise. Cela peut effectivement créer des problèmes : si tu n’as rien à manger, tu vas voler pour te nourrir. A l’inverse, quand le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et l’association Arsis ont mis en place le programme Estia, qui consiste à accueillir dignement les personnes migrantes, en les logeant dans des maisons en ville, elles se sont intégrées à la vie de quartier, leurs enfants allaient à l’école… Il n’y avait plus de problème de sécurité. Malgré ces résultats très positifs, le programme a été fermé à Samos, et il en sera bientôt de même à Athènes, d’après les dernières annonces du gouvernement. Cela revient à expulser les migrants des maisons où ils habitaient. 

Vous êtes membre d’un collectif qui s’appelle Samos Open Assembly. En quoi ce groupe est-il “ouvert”?

D. : Nous avons créé Samos Open Assembly fin 2020 pour faire entendre une voix différente. Nous sommes un petit groupe qui fonctionne sur la base du consensus. Quand quelqu’un propose une idée d’action, nous en discutons. Il n’y a pas de chef qui décide. 

Nous sommes totalement ouverts : aux migrants, aux habitants de l’île, aux personnes qui viennent travailler à Samos, en lien avec le camp ou pas, et aux autres. Néanmoins, on constate qu’il peut être plus difficile pour les habitants de l’île de rejoindre notre collectif. La petite société que forme l’île étant relativement fermée, quelqu’un qui s’engage publiquement, a fortiori sur la question des migrants, risque d’être rapidement mis au ban. Il n’y a pas non plus de membres permanents qui sont des personnes migrantes. Cependant, nous avons mené des actions ensemble : une manifestation conjointe avec la communauté palestinienne, une manifestation musicale contre les pushback avec des musiciens migrants en tête de cortège… Nous voulons leur présenter notre façon de coopérer sans hiérarchie, mais nous sommes aussi attentifs au fait que nous sommes en situation de pouvoir par rapport à eux. Quand tu échanges avec une personne en difficulté, elle peut aussi te voir comme quelqu’un qui va pouvoir offrir une aide concrète. Nous tentons de ne pas créer d’attentes, même si ce n’est pas simple.

La justice joue également un rôle avec la criminalisation aussi bien des migrants que de ceux qui les aident. Pouvez-vous nous en dire plus sur le procès des #Samos2 ?

D. : C’est une histoire tragique. Deux hommes sont jugés à Samos après le naufrage de leur embarcation. Le premier, un père qui était jugé pour la mort de son propre fils, qui s’est noyé, a été innocenté. Les gardes-côtes étaient à 10 minutes, mais ils ont mis plusieurs heures à répondre aux appels à l’aide. Le second conduisait le bateau - il a écopé d’une peine d’un an et demi avec sursis. Cette situation est malheureusement classique : les passeurs abandonnent les embarcations et les migrants se retrouvent contraints à prendre la barre pour ne pas couler. Pour finalement encourir des peines de prison allant jusqu’à 230 ans ! C’est plus que pour les membres d’Aube dorée, qui sont impliqués dans un meurtre et deux tentatives d’homicides. Faire des migrants qui arrivent un « exemple » pour en dissuader d’autres, en détruisant leur vie et celle de leurs proches, ce n’est pas de la justice.

La gauche doit prendre position en faveur du respect de la dignité des migrants.

Un dernier mot pour les lecteurs français ?

D. : Quand on voit le résultat des élections législatives en France [Ndlr : l’interview a eu lieu le lendemain du second tour] et le score de Marine Le Pen, on constate que la France a aussi un problème avec l’immigration.

La gauche doit créer de nouveaux récits. Celui de la légalité ne tient plus. « Il faut arrêter les pushbacks, car ils sont illégaux ». Mais la loi peut changer ! On l’a bien vu en France avec les nombreuses dispositions sécuritaires entrées en vigueur depuis 2015. En Grèce, tu ne peux plus organiser d’actions à l’université si tu n’es pas étudiant ou professeur. Alors qu’il s’agit de lieux d’organisation politique très importants. Pour moi, le récit doit être celui de la dignité et de la liberté. Si la gauche ne prend pas une position ferme en faveur du respect de la dignité des migrants - et les pushbacks ont aussi lieu sous des gouvernements de gauche - , la droite le fera encore moins. Elle fera pire, puissance 10.

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Dimitris (son prénom a été changé) est un habitant de Samos et activiste, membre de Samos Open Assembly.