On évoque souvent le terme de « fracture numérique » pour qualifier le rapport au numérique de ceux qui en sont éloignés. Ce terme s'applique-t-il aux classes populaires ?
Dominique Pasquier : Le terme de « fracture numérique » regroupe des cas beaucoup trop hétérogènes pour pouvoir être mis sous la même étiquette. Je pense que Pascal Plantard a tout à fait raison quand il dit que c’est un mot valise. Il n'y a pas compétence ou incompétence, c'est plus compliqué que cela. Il y a des gens qui se servent très bien du numérique pour certain projets et ne l'utilisent pas pour d’autres. Certains ne cherchent pas à acquérir des compétences numériques car cela ne les intéresse pas. Je parlerais donc davantage d'un continuum de pratiques.
Parler d'une fracture, cela renvoie l'image de personnes qui se sont cassé quelque chose, qui sont handicapées.
En utilisant ce terme, on compare donc on déplore ; on raisonne en termes de déficits, de déclassement. C'est extrêmement misérabiliste, cela empêche de s'intéresser aux pratiques réelles des personnes. Je me suis toujours interdit de faire cela, car je suis Hoggartienne et pas Bourdieusienne. Je pense qu'il faut toujours situer les pratiques numériques par rapport à des besoins de la vie quotidienne et à des valeurs.
L'exploration Capital numérique du Lab Ouishare x Chronos, qui s'est intéressée aux pratiques numériques des habitants des quartiers prioritaires, conclut également au caractère inopérant du terme « fracture numérique », qui offre à la fois une vision faussée de la réalité et empêche de s'intéresser aux pratiques des personnes.
Si les pratiques numériques des classes populaires s'ancrent dans leur univers social, comment les comprendre ?
D. P.: Le numérique a été approprié par les classes populaires, de façon presque naturalisée et en réponse à des contextes de vie spécifiques.
Pour comprendre les pratiques numériques, il faut remettre les personnes dans leur univers social, en comprenant leurs besoins et leurs préoccupations.
C'est ce qui m’a frappée lorsque j’ai réalisé une enquête sur les apprentissages des conversations téléphoniques avec des CM1/CM2. C'était il y a 10 ans, aux Mureaux, et tous les enfants avaient un téléphone portable. Leurs parents n'avaient pas accès à un téléphone fixe sur leur lieu de travail mais ils avaient absolument besoin de s'assurer que leur enfant était bien rentré de l'école. Avec l'insécurité du quartier, le portable est remonté dans la hiérarchie des besoins familiaux. Ce sont des logiques que l'on ne comprend pas si l'on ne s'intéresse pas aux situations de vie des gens.
Comment les classes populaires se sont-elles approprié les outils et services numériques ? Quelles pratiques observe-t-on ?
D. P.: Le numérique permet aux classes populaires d'accéder à des savoirs experts. Il agit comme un outil de rattrapage, sans certification scolaire, et permet d'éviter des situations humiliantes - comme ne pas savoir à quel siècle vivait Louis XIV ou ne pas comprendre des termes pointus dans le domaine médical ou scientifique. Les rapports du CREDOC disent que les gens qui sont plus diplômés cherchent plus d’informations sur la santé que ceux qui ne sont pas diplômés, mais je pense que cela signifie beaucoup plus pour ces derniers. Il faut toujours comprendre comment une information fait sens par rapport à un contexte de vie précis.
Le numérique agit comme un outil de rattrapage, sans certification scolaire
Le numérique, c'est aussi la possibilité de s'ouvrir au monde et à de nouveaux savoir-faire. Cela passe parfois par des apprentissages très sophistiqués, via des réseaux de spécialistes. C'est par exemple cet homme de ménage travaillant à l’hôpital qui se spécialise dans la vente de sacs Chanel vintage des années 50. C’est aussi le pâtissier d'un village qui fait des gâteaux japonais en suivant le réseau pâtissiers du monde. Sans internet, il n'aurait jamais eu accès à ce grand chef japonais qui filme ses recettes.
Le numérique, c'est enfin une moyen de maintenir le lien familial. Pouvoir communiquer avec ses parents ou ses enfants à tout moment, par le téléphone, c'est très important. C'est non seulement la mise en sécurité de la famille, mais aussi l'entretien et le renforcement de ses liens. Facebook permet ainsi un rappel continu de l’affection à la famille, et de façon extrême parfois, comme cette mère qui publiait tous les jours des mots sur les murs de ses deux filles et de ses beaux-fils.
Capital numérique décèle également des pratiques d'apprentissage en ligne, via des tutoriels accessibles sur Youtube notamment, et des pratiques communicationnelles, pour rester en contact avec la famille restée à l'étranger, surtout via Whatsapp.
On a donc l'impression que les outils et services numériques jouent un rôle d'ouverture. Rétablissent-ils une forme d'équité dans l'accès aux savoirs, au monde ?
D. P.: En démocratisant l'accès au savoir, le numérique donne aux classes populaires des clés de compréhension des discours experts. Il rétablit une symétrie dans l’échange, sans faire de ces individus des sachants ou des médecins.
En ouvrant au monde, il permet également un renouvellement des façons de faire. Ces apprentissages ne créent pas pour autant des pratiques nouvelles, au contraire, ils s'ancrent dans des pratiques pré-existantes. C'est cette femme qui jardine déjà beaucoup et qui, grâce aux tutoriels, se lance dans la permaculture. C'est cet homme, très bricoleur, qui va construire sa maison en Algérie avec des normes européennes, tout cela appris en ligne.
Le numérique ne crée pas de nouvelles sociabilités non plus : il reproduit les sociabilités de la vie réelle. Dans les milieux populaires, les réseaux de sociabilité sont très centrés autour du cercle familial ; ils sont peu variés, très locaux et relativement restreints (à ce sujet, voir les travaux de Claire Bidart). Sur internet, les mêmes dynamiques se reproduisent. Facebook est utilisé pour correspondre avec les gens de sa famille ou des gens avec lesquels on est très proche.
Internet reproduit les réseaux de sociabilités de la vie réelle : ceux qui ont de gros réseaux au départ entretiendront vraisemblablement les plus gros réseaux en ligne.
Comment expliquer cette appropriation du numérique si spécifique aux classes populaires ?
D. P.: Le plus gros marqueur des pratiques numériques des classes populaires, c’est la distance à l'écrit. Les personnes qui n'ont pas eu des parcours scolaires très longs mettent en place des stratégies de contournement de l'écrit. Le numérique est approprié sur un mode de conversation plutôt que d’écriture : il y a peu de mots écrits, une phonétique peu formelle, et à l'inverse, beaucoup d'images, de citations.
Les dispositifs les plus utilisés sont les moins formalisés en termes d’écrit : ce n'est pas twitter, pas le mail, pas linkedin, mais facebook et les textos.
Un exemple frappant : Facebook. Les classes populaires se sont emparées du réseau social à leur façon : pas comme un média de l'écrit comme l'avaient façonné ses fondateurs surdiplômés, mais comme un média d'images et d'écrit peu formel.
Si la distance à l'écrit est caractéristique des classes populaires, comment vivent-elles le mouvement de dématérialisation des démarches administratives?
D. P.: La dématérialisation est très mal vécue ; c'est une catastrophe en termes de design. Tout a été conçu pour les gens qui ont des ordinateurs avec des claviers et des imprimantes. Quand on sait que les classes populaires accèdent en majorité à internet par des tablettes et des smartphones, cela ne pouvait pas fonctionner. Ce qui est important pour ces personnes aussi, c'est d'avoir des preuves écrites pour les démarches les plus importantes. Avoir accès à ses impôts uniquement en ligne, cela pose problème, beaucoup plus que pour les factures d'électricité.
On le voit bien : la dématérialisation ne se heurte pas à une fracture numérique, elle souffre dans sa conception même d'une inadaptation flagrante aux manières de faire des gens.
Capital numérique révèle aussi l'exclusion que génère la dématérialisation de nombreuses démarches administratives, et le rôle de réassurance des guichets d'accueil de proximité. Ainsi, des personnes continuent à venir actualiser leur statut de demandeur d'emploi à l'agence de Pôle Emploi, en physique, quand bien même ils sauraient le faire en ligne, car cela diminue leur crainte de se tromper.
Pour les personnes qui ne savent pas lire ou écrire, la dématérialisation est encore plus mal vécue. Avez-vous rencontré ce genre de situations ?
D. P.: Dans mon enquête, j’ai vu des gens socialisés aux normes des classes moyennes, qui n'avaient rien de prolétaire. Il y avait cette femme, aide-soignante, dont le commerce du mari marchait très bien. Ils vivaient dans une grande maison, dans un cadre très agréable, avaient deux enfants, étaient impliqués dans la vie locale, sociale et sportive. A l'autre bout du continuum, j'ai rencontré cette femme de la Réunion, qui a migré en France et dont le mari était analphabète.
Il ne faut pas mettre tous les pauvres dans le même panier !
On le voit bien, il y a une grande hétérogénéité des classes populaires. Quand on passe des classes moyennes inférieures, ou même du haut des classes populaires, à des gens dans des situations plus précaires et d'origine étrangère, il y a énormément de choses qui diffèrent : dans le rapport à l’écrit et au français surtout, mais aussi le rapport aux enfants, aux démarches en ligne, à internet, à l’institution... Il y a un gouffre entre ces populations, alors même que leurs niveaux de revenus ne sont pas très éloignés. Et comme les classes populaires constituent un continuum, on ne voit pas de rupture.
Conclusion : il faut continuer les enquêtes !
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Sociologue, directrice de recherche au CNRS, Dominique Pasquier étudie la culture, la production et la réception des médias et les usages des nouvelles technologies. Elle coordonne depuis 2015 un projet de recherche sur les appropriations d’internet en milieu populaire rural et publie en 2018 un livre à ce sujet : L'internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris: Presses des Mines 2018.
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