Ces dernières années, les communautés sont revenues au premier plan, pour ne pas dire à la mode, lorsque l'on parle de transformation des organisations. Pourtant, probablement que les communautés sont aussi anciennes que l’humanité. Il semble que nos ancêtres se soient progressivement constitués en corps sociaux homogènes (mais pas forcément uniformes) qui partageaient une même vision et une même mission dans l’existence, y compris la plus basique : celle d’échapper aux griffes des fauves la nuit et de capturer un mammouth de temps en temps pour nourrir tout le monde. Sarah Blaffer Hrdy, anthropologue et primatologue, citée par Pablo Servigne et Gauthier Chapelle dans leur livre « L’Entraide » a été la première à formuler l’hypothèse que le fait que les bébés humains soient particulièrement immatures à la naissance aurait conduit les premiers hominidés à organiser un cadre (communautaire) propice à la sécurité des enfants mais aussi de leurs mères, donnant ainsi un rôle à la tribu et encourageant une coopération avancée entre les mâles du groupe. On pourrait presque dire avec l’épigénétique qu’on a les communautés dans les gènes.
Au-delà de la préhistoire, on parle aussi de communautés religieuses qui se sont regroupées pour échapper aux persécutions ou prier jour et nuit lorsque l’orage est passé. Dans les pays de langue anglaise, on utilise facilement le mot « community » pour désigner une petite agglomération. Plus près de nous dans les années 60 du siècle dernier, de jeunes échevelés idéalistes partaient vivre parfois nus dans des communautés où le mot d’ordre était de faire l’amour mais pas la guerre : Woodstock, Auroville, … autant de lieux mythiques qui ont été marqués par l’esprit communautaire et même communautariste. Et on pourrait multiplier les exemples à l’envi : les communautés sont partout ! Le mouvement communautaire a d’ailleurs même touché la sphère socio-économique : les confréries et les corporations de l’Ancien Régime constituaient bel et bien des communautés vivantes et prospères dans les villes et les villages d’Europe au sein desquelles les artisans avaient développé des mécanismes de solidarité et d’échanges extrêmement puissants. Les coopératives inventées au XIXe siècle ou les mouvements mutualistes qui leur ont emboîté le pas sont des expressions communautaires généreuses et toujours bien vivantes.
Fondamentalement, une communauté a comme un devoir d’ouverture.
Je suis, par inclination personnelle, particulièrement sensible à la question des communautés. J’ai la chance de partager le quotidien passionnant de la communauté Ouishare à Paris depuis 2015. C’est un peu le creuset où j’ai élaboré mon expérience et je dois rendre à ce collectif la paternité d’un bon nombre de mes points de vue sur la question. J’ai parallèlement vécu l’étonnante expérience de participer à la création d’une communauté de professionnels de l’accompagnement en 2018. Enfin, j’ai même dirigé une communauté de psychologues. Je voudrais, sur la base de ces expériences, essayer de décrire ce qui me paraît être les traits constitutifs d’une communauté.
La plupart des communautés de la sphère socio-économique démarrent dans une perspective utilitaire. On se met ensemble pour faire quelque chose d’utile : accomplir une mission (sauver le monde, éveiller les autres, résister aux attaques des indiens, …) ou un ensemble de tâches. Une communauté c’est utile. On ne sacrifie pas sans but une parcelle de son pré carré individuel au profit d’un collectif ou pour le simple plaisir d’être juste là ensemble. Cela peut arriver mais ça ne s’appelle pas « communauté » dans ces cas-là mais plutôt un groupe ou un réseau.
J’ai identifié trois fonctions utilitaires principales d’une communauté :
- le fait de rompre la solitude et l’isolement. C’est d’ailleurs amusant qu’au moment où les humains n’ont jamais eu autant les moyens techniques d’être reliés aux autres on ait une résurgence des pratiques communautaires.
- l’occasion de mutualiser les efforts de prospection pour recruter des clients ou même des patients, de création, d’innovation, ....
On retrouve ici sans doute les qualités développées par nos ancêtres en peau de bison pour organiser la chasse aux antilopes. - encourager le partage de connaissances ou comment s’enrichir mutuellement des expériences des autres y compris sur le plan des relations interpersonnelles.
Il me semble qu’une seconde caractéristique d’une communauté c’est l’ouverture. C’est-à-dire que fondamentalement, une communauté a comme un devoir d’ouverture. Il ne s’agit pas d’une injonction parce que cela ne fonctionnerait pas. On ne peut pas forcer quelqu’un à être ouvert ou alors il risque de le faire de mauvaise grâce. C’est davantage un état d’esprit qui permet à toute personne qui se sent en phase avec la vision et la mission du groupe, plus exactement tout individu qui est inspiré par le projet de la communauté, sa façon d’exister ou ses œuvres, … d’être en capacité de la rejoindre et d’y apporter sa contribution. Pour autant, être ouvert à « tout le monde » ne signifie pas être en mesure d’accueillir « n’importe qui ». C’est vraiment important que l’impétrant adhère aux valeurs, à l’esprit et aux codes de la communauté dans laquelle il entend entrer. C’est symétriquement une exigence pour les membres de la communauté car ils doivent être en capacité d’accueil et d’assimilation. C’est-à-dire être aussi capable d’accepter que le « nouveau » ou la « nouvelle » soit, par ses différences, non pas une menace sur un ordre établi mais au contraire une richesse constituée par ses différences. Être ouvert à l’autre, même si (on devrait sans doute dire « surtout si ») cela apporte du sang neuf ou de l’air frais qui contribue à la dynamique de la communauté. Rien de pire qu’une consanguinité mortifère même si on peut assez naturellement préférer coopter des personnes qui nous ressemblent.
Une troisième caractéristique est que les communautés ne peuvent pas se développer sans contribution de leurs membres. Évidemment, il incombe à chacun d’évaluer son niveau de contribution selon ses moyens, ses capacités, ses limites ou son actualité. Mais c’est important de contribuer. C’est même vital et les communautés dans lesquelles il n’y a pas de contribution active des membres (et si possible pas toujours les mêmes) sont à mon avis à risque. J’aime bien l’étymologie latine du mot contribution qui signifie « donner en partage ». Double exigence ! A ce propos, j’ai en tête cette communauté de praticiens avec laquelle j’ai travaillé. Chaque membre était d’abord là pour ne pas rester seul, améliorer son chiffre d’affaires et échanger avec ses pairs. Chacun était également là parce qu’il y avait une manière particulièrement inspirante de faire ce métier. Mais probablement parce que les codes et les règles n’étaient pas clairement orientées vers la coopération, il était très difficile de faire contribuer les membres aux « communs » ou alors au prix d’une forte dépense d’énergie. C’est pourquoi je pense qu’il est aussi indispensable qu’une partie de la contribution des membres soit gratuite ou bénévole. Et c’est logique car la contribution “gratuite” est l’expression de l’engagement et du sentiment d’appartenance, qui agrègent les membres d’une communauté. Chez Ouishare par exemple les membres réalisent des actions ou des activités pour la communauté de manière bénévole ou alors avec des taux journaliers tellement bas par rapport aux prix de marché que cela revient à une forme de bénévolat. C’est important qu’il y ait cette part de don et de gratuité dans la relation au groupe parce que c’est impliquant. S’il n’y a pas ce rapport désintéressé au collectif alors on est au risque de tomber dans une relation purement intéressée qui permet difficilement de « faire communauté » et d’en goûter tous les fruits. C’est d’ailleurs un écueil de taille pour toutes les sociétés qui tentent d’importer des pratiques communautaires pour améliorer leurs performances avec un prisme exclusivement productiviste : « on va installer une communauté dans tel ou tel service avec des pratiques collaboratives et du numérique et pouf… comme par magie on va avoir des gens heureux au travail et gagner 15% de productivité ». Je ne connais pas d’exemple où cela ait fonctionné durablement.
Ce qui fait ultimement l’essence d’une communauté c’est la capacité de ses membres à prendre soin les uns des autres.
J’ai rencontré beaucoup de personnes qui n’ont jamais vécu dans une communauté et qui avaient tendance à penser spontanément qu’une telle organisation allait broyer ou gommer les individualités et les dissoudre dans un grand tout collectif. Une telle configuration existe bien entendu dans des sectes ou des régimes totalitaires. Et c’est un risque. Une communauté, au sens où je l’entends, va au contraire organiser non pas l’équilibre mais l’optimisation de l’épanouissement et de l’expression de chaque individu membre d’une part et de la prospérité et du progrès du collectif d’autre part. C’est un peu comme si la dynamique d’une communauté était proportionnelle à l’encouragement de l’expression individuelle. Là aussi, loin de constituer une menace pour le collectif c’est au contraire synonyme de diversité, de complémentarité et donc de richesse. Cette caractéristique fait écho à la notion d’ouverture développée plus haut. L’expression individuelle se manifeste notamment dans les prises d’initiatives et dans les processus de prises de décision. Pour reprendre l’exemple de Ouishare, on a coutume de dire que nous sommes une « do-ocratie » c’est-à-dire que les initiatives individuelles, de type entrepreneurial en particulier, sont encouragées et même incubées la plupart du temps : les membres les plus expérimentés de la communauté dédient des parts importantes de leur temps en accompagnement, souvent de façon bénévole, pour permettre à ces initiatives de décoller. Enspiral, une communauté néo-zélandaise également issue du mouvement « éco-collab » post-krach financier de 2008, utilise Loomio pour la prise de décisions collectives. Avec Loomio, chacun peut voter pour ou contre mais peut aussi dire que ça lui est égal ou que cela ne lui convient tellement pas qu’il bloque tout processus de décision. Lorsque quelqu’un a agité son drapeau rouge (en l’occurrence c’est une main !) la communauté doit chercher à trouver un accord avec celui ou celle qui bloque pour parvenir à une décision.
Une dernière caractéristique sur laquelle je voudrais insister c’est qu’une communauté développe spontanément une forme de fraternité. C’est probablement lié au fait que les membres sont rassemblés par une même vision et de mêmes valeurs. C’est sans doute également le fruit de la nature intrinsèquement ouverte d’une communauté et de l’acceptation de la différence qui oblige en quelque sorte à regarder l’autre d’abord comme « un autre soi-même » comme le proposait Aristote, au bout d’un moment. Le mot fraternité est intéressant à plusieurs titres et notamment parce qu’on le retrouve aussi bien au fronton de tous nos monuments publics français avec la devise républicaine que dans des textes religieux avec notamment la sombre affaire de Caïn et Abel. Il faut lire d’ailleurs avec intérêt le livre de Jean-Pierre Mignard « Gardien de nos frères » qui fait le pont entre les deux. Si le mot fraternité fait peur, on peut utiliser à la place le mot anglais « care » ou « prendre soin ». Je pense que ce qui fait ultimement l’essence d’une communauté c’est la capacité de ses membres à prendre soin les uns des autres. Prendre soin c’est être attentif, à l’écoute, disponible, ouvert et sans préjugés. Tout le monde ne peut pas aimer tout le monde et il ne s’agit d’ailleurs pas tant de sentiment que d’une inclination à se mettre en état de disponibilité, sans forcer et sans être en retrait. C’est évidemment très difficile et c’est probablement dans beaucoup de cas, un idéal. Pour autant, il fait écho à l’attitude de nos ancêtres qui ont les premiers organisé ces communautés primitives justement pour prendre soin des plus jeunes et de leurs mères afin d’assurer l’avenir du groupe. Chez Ouishare, par exemple, même si on est parfois un peu vachards, on reste incroyablement disponibles les uns pour les autres et on est finalement très à l’écoute. Cette attitude est facilitée par les réflexes et une sorte de déformation professionnelle, mais le niveau d’attention aux autres et de prévenance est très palpable et tout à fait unique.
Une communauté est un "safe space" où la vulnérabilité nourrit la bienveillance.
Il me semble que cette capacité à prendre soin de l’autre est particulièrement forte dans une communauté parce qu’il y a d’abord des conditions exceptionnelles pour créer un sentiment de confiance. Parce qu’on y est accueilli avec un minimum de jugement et parce que les individualités y sont cultivées, la communauté peut devenir rapidement un « safespace » où on se sent en sécurité. On y acquiert la conviction que l’autre est bienveillant et foncièrement positif à notre égard. Je crois que ce sentiment est renforcé par le fait que dans les communautés (les vraies !) les membres renoncent implicitement à vouloir changer l’autre ou à vouloir le soigner. Finalement, et même s’il y a une pression implicite du groupe au conformisme, on accepte assez vite de regarder l’autre tel qu’il est et pas tel qu’il devrait ou pourrait être, non pas par désintérêt mais au contraire par respect. Et dans ce « safe-space », chacun peut, à sa guise, exprimer des formes de vulnérabilité et ainsi s’ouvrir à la bienveillance et à l’attention des autres. Lesquels à leur tour peuvent se sentir appelés à davantage de confiance et de lâcher-prise parce qu’il me semble que c’est, sauf chez des psychopathes, une inclination naturelle des humains. Et ainsi se crée un cercle vertueux qui amplifie la confiance, qui elle-même élargit le « safe-space » qui permet à davantage de vulnérabilité de d’exprimer et ainsi de suite. Par vulnérabilité j’entends l’état dans lequel on est c apable d’abaisser une partie des barrières et des masques sociaux et d’accepter finalement implicitement, la possibilité d’être blessé par l’autre. Evidemment ça n’est pas aussi simple que ça tous les jours mais pour l’expérimenter chez Ouishare cela rend possible des conditions de travail et des relations interpersonnelles absolument exceptionnelles dont il est difficile de se passer ensuite. Cette capacité des communautés à transformer en profondeur les relations humaines a même fait dire à certains auteurs comme le psychologue américain Scott Peck dans The Different Drum écrit il y a 30 ans, qu’elles constituaient de véritables espaces de croissance psycho-spirituelle.
Les communautés sont donc des formes à la fois très archaïques et en même temps très évoluées d’organisations humaines. Elles ont façonné notre histoire depuis des millénaires et s’actualisent en ce début du XXIème siècle dans des modes d’organisation socio-économiques particulièrement résilients parce qu’elles font d’abord appel à l’épaisseur humaine de leurs membres avant tout autre chose. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de méthode ou d’approche pour incuber et faire vivre des communautés. Il s’agit de comprendre la place de l’informel, de protocoles de coopération, de taille critique, de leadership distribué ou encore d’objectifs fédérateurs. Mais il est illusoire de penser qu’un catalogue de bonnes pratiques suffit à lui seul à allumer cette sorte de feu sacré qui résout quand même un certain nombre de maux des entreprises actuelles. Je dis cela sans dogmatisme aucun et je conçois très bien que le système communautaire ne soit pas adapté à toutes les cultures ni à toutes les organisations. Néanmoins, il s’agit bien un changement de paradigme extrêmement profond pour des homo-economicus que nous sommes encore, conditionnés par 200 ans de course à la productivité, à la performance et au profit. Celles et ceux qui démarrent l’aventure ne se doutent pas toujours des remises en cause qu’ils vont devoir opérer.