Tribune originellement publiée dans Libération le 30 janvier 2019
Popularisé en 1996 par Bill Clinton qui parle de “digital divide”, le concept de fracture numérique est dès ses origines marqué par une forte empreinte idéologique et s’inscrit en France dans la lignée de la “fracture sociale”. Bien que contesté par la plupart des chercheurs, le concept de fracture numérique revient fréquemment dans le débat public. L’emploi abusif de cette expression est loin d'être sans conséquences. C’est ce que nous démontrons à l’issue de l’exploration Capital Numérique, une étude qui s’est intéressée aux pratiques numériques d’habitants de quartiers prioritaires.
Parler de fracture numérique, c’est adopter une vision simpliste, binaire et donc tronquée de la réalité.
Il y aurait d’un côté des inclus et de l’autre, des exclus. Pourtant, le manque de sensibilisation aux enjeux de la société numérique est généralisé. Comprendre pourquoi il faut maîtriser ses traces sur internet, son identité numérique, protéger sa confidentialité, et être ensuite capable de le faire... Autant d’actions qui dépassent tous les Français, alors même que leurs pratiques numériques ne cessent de se diversifier, y compris dans les classes populaires.
Les habitants des quartiers “Politique de la ville” que nous avons rencontrés au cours de l’étude Capital numérique ne sont pas en reste. Facebook, Snapchat ou Whatsapp sont utilisés tant pour communiquer, s’informer que pour apprendre au quotidien, même par des personnes ne sachant ni lire ni écrire. Certains habitants rencontrés se rendent sur Youtube pour apprendre le français.
Est-ce à dire que ces habitants ne rencontrent pas de difficultés quand ils ont recours à certains services numériques ? Non, évidemment. Mais leurs difficultés ne sont pas celles que l’on croit. Rémi, 24 ans, né en France, ne parvient pas à retrouver ses mots de passe ni à accéder à ses nombreuses boites emails sur son smartphone. Pourtant, il utilise tout aussi bien sa Playstation 4 pour jouer que pour accéder à des services en ligne comme Netflix. Ce qui est le plus bloquant pour lui, c’est d’être isolé. Il ne travaille pas et a peu d’amis : il a un usage très occasionnel des mails et des messageries instantanées. Pour Makatouch, travailleur migrant de 37 ans, ce n’est pas son réseau de sociabilités qui pose problème. Il cumule deux activités professionnelles et vient de lancer une chaîne YouTube proposant une actualité différente sur son pays d’origine. Pourtant, il a besoin d’aide pour demande le renouvellement de son titre de séjour en ligne. Sa principale difficulté, c’est de mal maîtriser la lecture et l’écriture en français.
Parler de fracture numérique, c’est pointer du doigt un mal que seules des solutions numériques seraient à même de soigner.
Mais ce n’est pas le numérique qui renforcera la confiance de Rémi et Makatouch en eux-mêmes, et encore moins à l’égard des institutions. Même constat avec des jeunes collégiens et collégiennes entre 9 et 14 ans. Pour eux qui maîtrisent Wikipedia mais ne voient son utilité que dans un cadre scolaire (comme le dictionnaire), les difficultés ne sont pas d’ordre numérique. Elles tiennent d’abord au rapport à l’école et à l’information. Ainsi, les collégiennes interrogées affirment ne pas lire alors qu’elles passent des heures sur l’application Wattpad, à lire des nouvelles de plus de quinze chapitres. Les maux sont plus profonds ; ils sont ancrés dans leurs représentations. Pour espérer y répondre, on ne peut pas se contenter de distribuer des tablettes dans les collèges. On ne peut pas agir en surface.
Parler de fracture numérique, c’est donc essentialiser les difficultés et supposées lacunes des personnes sans interroger les mécanismes de leur (re)production.
On place les dysfonctionnements du côté des utilisateurs, pour lesquels on déploie des programmes d’”inclusion” et de “pédagogie”, sans s’intéresser à la façon dont les services, interfaces et dispositifs d’accompagnement numérique sont conçus. Prennent-ils en compte les situations des personnes ? Répondent-ils à leurs besoins ?
Prenons l’exemple de la dématérialisation. Loin de simplifier les démarches administratives, elle numérise leur complexité. L’écrit est toujours prépondérant, le langage administratif, complexe et les interfaces, peu ergonomiques. Cette numérisation-là, doublée d’une fermeture progressive des guichets d’accueil physiques, génère de la solitude et de l’anxiété pour des millions de citoyens qui ont besoin d’être rassurés. Avec pour conséquence le non-recours à leurs droits.
Dans une société qui se numérise à marche forcée, l’accompagnement numérique ne peut pas s’improviser.
Le corollaire de cette dématérialisation, c’est un recours de plus en plus fréquent à des volontaires en service civique, des travailleurs de courte-durée et parfois même des bénévoles pour faire de la “médiation numérique” - au guichet ou lors de formations ad-hoc. Sur le terrain, ces aidants viennent surtout en renfort des travailleurs sociaux débordés par la réduction des effectifs et l’envol de leur périmètre d’activité sur un volet “numérique” qu’ils maîtrisent peu. Mais sont-ils seulement armés pour ? Leur manque de formation aux enjeux du numérique, au travail social, aux démarches administratives et à la pédagogie ne leur permet pas de véritablement autonomiser les personnes.
C’est pourquoi nous demandons une politique ambitieuse de maillage du territoire par des lieux physiques avec un accueil par des professionnels, formés au métier.
Car dans une société qui se numérise à marche forcée, l’accompagnement numérique ne peut pas s’improviser. Surtout, nous appelons à une véritable éducation aux enjeux de la société numérique tout au long de la vie, qui ne se limite pas à savoir utiliser quelques outils ou services numériques. Car comprendre les enjeux de la numérisation de la société, c’est avoir les clés pour moins la subir.
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Cette tribune a été rédigée suite à Capital numérique, un an de recherche sur les pratiques numériques des habitants de quartiers prioritaires. Les principaux livrables de cette étude (le rapport final, la synthèse et une vidéo de 1 minute) sont en libre accès sur le site du Lab Ouishare x Chronos.
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