“De nouvelles manières de faire la ville, sur des modèles non-programmés”
Introduction au débat : Le développement opportuniste et non programmé des tiers-lieux, en dehors des schémas traditionnels de planification urbaine, invite à repenser le rôle de l’aménageur, du promoteur et du programmiste. Afin d’ouvrir la programmation des tiers-lieux à l’émergence progressive d’usages, ces acteurs doivent accepter une part d’indéterminé et l’intégrer dans leurs modalités de financement, de programmation et d’accompagnement. Enfin, la flexibilité des espaces permet de coller au plus près des besoins des habitants d’un territoire. Dès lors, comment intégrer au mieux les usages sans tout planifier ? Comment éviter l’écueil des déplacements des lieux en dehors des centres du fait de trop grandes contraintes sur leur programmation ?
La non-programmation, affaire de tous ?
La non-programmation intéresse les programmistes ! Il faut naviguer entre les usages identifiés, cachés, multiples… On peut imaginer des bâtiments pour des usages non prévus au départ, il est d’ailleurs difficile d’anticiper les évolutions. La mixité public / privé fait que ce sont des espaces qui se co-construisent. Aujourd’hui on va plus vers la rénovation, sur le modèle « comment refaire la ville sur elle–même », plutôt que vers la construction pure.
La non-programmation intéresse les programmistes !
A Auxerre, Les Riverains se sont construits uniquement sur les usages. Parti d’un fablab autofinancé par défiance des politiques et un contexte où le clivage politique vient très vite. Au bout de trois ans, le fablab souhaite étendre les usages, au même moment où l’élu entend parler du processus des tiers-lieux. Aujourd’hui, une partie de la programmation se fait en lien étroit avec l’élu de référence sur les sujets concernant le développement économique, l’environnement, la mobilité. Mais il y a aussi la communauté-cœur qui a des envies diverses et part dans tous les sens. L’élu est d’ailleurs très bienveillant et accepte que ce soit une place pour expression citoyenne.
Le plus surprenant, c’est la mobilisation qu’il y a eu sur le territoire. D’habitude les gens ont du mal à s’approprier, mais ici engouement des entrepreneurs et de la société civile. C’est la première fois qu’on voit des gens s’engager sur un projet sans savoir exactement ce qu‘on va faire. Dans une ville moyenne de province où les différences sont marquées et où il existe un entre-soi entre les bourgeois, les fonctionnaires, le lieu est fréquenté par toute les catégories socio professionnelles. Tous les gens finissent à un moment à un autre par passer par le tiers-lieu. Aujourd’hui une partie de la programmation reste ouverte. La plus grande satisfaction voir toute ces personnes se mélangées sans se poser des questions.
Agilité ou précarité ?
Au sein d’un tiers-lieu, il y a un devoir d’expérimentation. Il fallait qu’on ait du temps libre sur les heures du travail pour savoir comment on allait faire mais c’est vrai que ça débordait du cadre de travail. Aujourd’hui, je passe un tiers de mon temps en médiation permanente (d’autres appellent cela “concierge”). Les deux postes salariés dont un administratif ne constituent pas assez de monde. Faut-il quantifier ou pas le temps de médiation apporté, personnellement, je pense que non. Ce serait un facteur bloquant. Il y a un vrai enjeu de sécuriser les métiers dans les tiers-lieux, on en a parlé lors de la Mission Coworking avec le gouvernement.
Beaucoup de tiers-lieux ont émergé en bottom-up avec beaucoup d’énergie, de passion, de précarité incroyable et de grande fragilité. Les acteurs du territoire commencent à s’y intéresser, et veulent en créer, désir potentiellement top-down. Comment articuler les deux ? Quelles sont les interactions positives entre une collectivité et des partenaires privés dont on envie les capacités d’énergie, d’ouverture et de créativité. Le désir des collectivités marche uniquement s’il n’y a un changement de posture. Quand c’est bottom-up, plus facile de se partager du pouvoir et de l’argent qui n’est pas en grande quantité. Quand on est une collectivité, est ce possible de laisser un peu de pouvoir, de distribuer l’argent ?
Aujourd’hui des gens, des héros, sont associés à ces lieux. Sophie Ricard va partir, il sera intéressant de voir comment va évoluer l’Hôtel Pasteur.
A Rennes, à l’Hôtel Pasteur, Sophie Ricard fait des choses incroyables mais quid de la posture de concierge. Le concierge doit rester neutre, le plus possible en retrait. Dans le monde idéal, le concierge n’existe pas. Aujourd’hui des gens, des héros, sont associés à ces lieux. Sophie Ricard va partir, il sera intéressant de voir comment va évoluer l’Hôtel Pasteur. Elle a beaucoup travaillé avec la ville sur la réciprocité et la valeur humaine par rapport à la valeur financière. Par ailleurs, est-il possible de faire le lien entre résilience des territoires et existence de tiers-lieux ?
Non programmés ou un peu quand même ?
D’habitude, on programme des espaces et ensuite on trouve les gens pour les acheter. Comment on fait pour bâtir des lieux sans usages définis ? Y-a-t-il des invariants quand on fait de tels lieux (buvette, espace extérieur, espace libre et modulaire) comment on les conçoit et comment on les fait vivre ? On essaye d’anticiper les usages. Le minimum vital : un point d’eau, créer des flux qui favorisent la sérendipité, des espaces plutôt en rez-de-chaussée pour favoriser les échanges avec la ville. Faire une distribution électrique indépendante des cloisons même si ce n’est pas évident, est un premier pas, des sociétés se positionnent dessus. Mais à la fin ce sont les personnes qui font les lieux.
Dans le cadre d’un travail sur un projet de réutilisation d’un bâtiment historique à Pantin qui pourrait accueillir énormément d’activités, il semble intéressant de parler de la dimension du lieu. Les tiers-lieux sont souvent des lieux qui ont eu des vies précédentes riches, qui n’ont pas été conçus pour être des tiers-lieux et pourtant ce sont des lieux où l’on se sent bien. Comment on arrive à créer des lieux complètement différents dans ces endroits ? Lien très fort entre l’histoire du lieu et ce qu’on va y faire. Au début, programmation très ouverte, le génie du lieu inspire beaucoup les activités qui vont s’y développer. Se donner le temps fait aussi partie de la logique qui n’est pas la même que de bâtir des bureaux ou des logements. La programmation découle du lieu et de son histoire.
Si on crée un lieu avec une ambition initiale - par exemple l’inclusion - mais que la non-programmation crée un usage allant à l’encontre de l’objectif initial, qu’est-ce qu’on fait ?
Si on crée un lieu avec une ambition initiale (par exemple, l’inclusion) mais que la non-programmation crée un usage allant à l’encontre de l’objectif initial, qu’est-ce qu’on fait ? C’est une question de valeur et de sens. L‘incarnation par une personne va définir la vision du lieu. Cette personne sera perçue comme référent, la médiation va rappeler la direction du projet (pratique charte commune, les valeurs, comment on crée du commun). Mais vite confronté à l’urgence, notamment l’urgence économique, discussion avec des collectivités territoriales, préfiguration qui va correspondre aux attentes… Attention à l’ubérisation du tiers-lieu. On n’est pas hors-sol ni hors-société. Une injonction serait « Il faut faire participer les riverains » mais s’ils sont contre le projet, qu’est-ce qu’on fait ? Il y a tellement de variables, il faut des gens qui tranchent et qui amènent une direction. C’est la même posture que la femme ou l’homme politique qui vend une utopie. La confrontation pratique entre la vision et le projet devrait nous pousser à programmer un minimum.
“Un rôle de tiers de confiance en tant que guichets complémentaires de services au public”
Introduction au débat : Selon leur degré d’ouverture au public et leur ambition en termes d’inclusion, les tiers-lieux peuvent offrir un accueil de qualité sur les territoires. La capacité d’accueil repose largement sur l’implication de personnes, qui refusent une logique servicielle ou d’assistance sociale. Moins codifiés et plus conviviaux que des structures administratives et institutionnelles, ils gagnent la confiance d’usagers qui y trouvent une écoute attentive sans être étiquetés, un accompagnement dans certaines procédures et la possibilité de contribuer à des projets collectifs. Les usagers bénéficient également d’une certaine liberté d’appropriation, lorsque des marges sont intégrées dans la programmation et l’aménagement, afin que chacun puisse se sentir partie prenante et responsable du lieu.
« Tiers de confiance » ou « cadre de confiance » ?
La question de la confiance dans les tiers-lieux entre les structures de soutien et les porteurs de ces lieux est la première à se poser. D’une part, concernant les structures qui soutiennent les initiatives de tiers-lieux, la question de la confiance implique un repositionnement, un changement de posture vis-à-vis de leur rôle de soutien : ils se doivent d’accepter l’incertitude qui est inhérente à ces lieux. D’autre part, les porteurs d’initiatives et usagers doivent apprendre à faire confiance à ces structures pour pouvoir s’y appuyer. « Comme les autres peuvent compter sur moi, je vais compter sur les autres ».
Le tiers-lieu Les Petites Cantines a appris à « rendre des brouillons », à faire le deuil de la perfection. La notion de confiance apparaît ici comme importante afin d’aider les autres initiatives à ne pas reproduire certaines erreurs. Par exemple, au sein du tiers-lieu Les Petites Cantines, un stagiaire a été à l’origine de la mise en place d’un prix libre pour le fonctionnement du lieu, et cette solution a fonctionné. « La confiance est un risque à prendre ».
Plus qu’un « tiers » de confiance, les échanges ont ainsi mis en évidence l’existence d’un « cadre » de confiance au sein duquel les usagers sont capables d’innover. La confiance est ici un cadre, moins rigide, qui crée un confort d’expérimentation.
Plus qu’un « tiers » de confiance, les échanges ont ainsi mis en évidence l’existence d’un « cadre » de confiance au sein duquel les usagers sont capables d’innover. La confiance est ici un cadre, moins rigide, qui crée un confort d’expérimentation. Il a été souligné que pour un collectif, une communauté, le « cadre » doit être très fort : « si il n’y a pas à un moment un porte pour entrer, pour pouvoir dire « je suis dedans », si ce cadre n’est pas clair, alors on ne passera jamais la porte. ». Ce cadre de confiance doit alors prendre en compte le « triptyque » des tiers-lieux : l’individu, qui donne beaucoup de son temps et de son énergie (les lieux doivent veiller à son épanouissement), le collectif qui offre un espace commun aux individus et enfin, le territoire dont les apports sont souvent mal définis.
Lieu ou « non lieu » ?
Le tiers-lieu crée un cadre, un contexte bien que ce dernier ne soit pas indispensable à la création de lien. Le dialogue peut émerger dans la rue ou encore autour d’un projet commun. L’écrivain Christopher Lasch disait que la rue était un territoire de confiance. Aujourd’hui, c’est moins le cas : on dansait auparavant dans la rue et à présent on danse dans une salle. La rue est devenue un « non lieu » où l’on se doit de créer des espaces de confiance.
Il ya aujourd'hui une inquiétude autour d’une sorte de « fétichisme » des tiers-lieux dans lesquels serait concentré tout ce que l’on n’arrive pas à avoir dans la vie de tous les jours ; une sorte de « paradis perdu ». Quel est l’objectif des tiers-lieux aujourd’hui au-delà du tiers-lieu en lui-même ? Quel est son objectif sur le territoire ? Comment permettre à ces lieux de ne pas être une fin en soi mais bien d’aider les citoyens à aller plus loin dans l’espace public ?
Il y a aujourd'hui une inquiétude autour d’une sorte de « fétichisme » des tiers-lieux dans lesquels serait concentré tout ce que l’on n’arrive pas à avoir dans la vie de tous les jours ; une sorte de « paradis perdu ».
Concernant l’accessibilité, le temps d’ouverture des tiers-lieux apparaît comme fondamental. Dans quelle mesure les tiers-lieux sont-ils accessibles, ouverts et ce en dehors des horaires traditionnels hebdomadaires ? Par exemple, Le Plus Petit Cirque du Monde est une association ouverte tout le temps, à l’inverse des théâtres qui sont régulièrement fermés. Ainsi, ce lieu culturel est qualifié de tiers-lieu notamment de par son accessibilité en dehors des heures habituelles. Le temps d’ouverture renforce ici la notion de proximité et d’accessibilité.
Des barrières à cette accessibilité sont persistantes. En effet, certains tiers-lieux sont théoriquement accessibles à tous mais ne le sont pas en réalité : une distance existe entre la technicité de ces lieux et l’absence de mixité sociale ou culturelle. Des barrières géographiques peuvent également être présentes. Par exemple, le Plus Petit Cirque du Monde ne souhaite pas utiliser le terme de tiers-lieu. Cette notion ne parle pas aux habitants et usagers. Pour continuer à exercer leur travail initialement destiné aux habitants des quartiers prioritaires de la ville, les membres de l’association doivent être vigilants vis-à-vis de la gentrification et de la manière dont ils se définissent auprès du public.
Afin de favoriser la mixité sociale et de maintenir une forte accessibilité au sein des lieux, les membres des Petites Cantines utilisent le média du repas : tout le monde à besoin de manger, c’est quelque chose à la fois d’universel et d’intime. Ils ne se présentent donc pas comme un tiers-lieu mais en disant « ici, sur les tables, tu peux venir manger ». Cette simplicité est leur objectif mais demeure une difficulté.
Services publics ou services « au public » ?
Le « service au public » n’a pas le même sens que le terme gouvernemental de « service public ». Ces deux termes diffèrent de par leur « périmètre » et leur « manière de faire ». Le périmètre de service « au public » au sein des tiers-lieux ne représente pas uniquement l’information administrative mais bien des activités plus variées. Quant à la manière de procéder, il ne s’agit pas seulement d’une logique administrative de guichet, où le service consiste alors à faire « pour » quelqu’un mais bien de faire « avec » quelqu’un. D’une logique bilatérale de guichets, où le service est mis en avant, le tiers-lieu tend vers une logique plus collective des services au public, ou c’est le public qui est au centre. Peut-être que le service au public pourrait être un moyen de financer ces lieux aux modèles économiques variés ?
Le « service au public » n’a pas le même sens que le terme gouvernemental de « service public ». Il ne s’agit pas seulement d’une logique administrative de guichet, où le service consiste alors à faire « pour » quelqu’un mais bien de faire « avec » quelqu’un.
Il y a alors un défis pour les acteurs publics qui est celui de trouver leur place et de permettre le laisser faire. Les acteurs publics ont souvent des difficultés à saisir le rôle de chaque acteur et à créer des gouvernances adaptées à l’accompagnement des tiers-lieux. Auparavant, l’Etat donnait une subvention. Aujourd’hui, ce rôle est dépassé : il y a désormais de nouveaux modèles de partenariats et de nouvelles façons de travailler ensemble. C’est en allant vers les personnes qui se trouvent sur les tiers-lieux que des outils plus intéressants pourront émerger.
Pour aller plus loin, téléchargez le rapport complet de l’exploration : https://www.le-lab.org/exploration-mille-lieux.
Ps : un immense merci à Marie Vives et Margot Naturel pour leur effort de documentation de ces échanges.