Comment a commencé le projet Les Riverains ? Peux-tu nous en dire plus sur l’histoire de ce lieu ?
Simon Laurent : Avec une équipe de 25 personnes, nous avons créé il y a environ 5 ans un fablab associatif qui s’appelle L’Atelier des Beaux Boulons. Ce fablab avait un fonctionnement très indépendant, nos premiers locaux ont été financés par un crowdfunding. Nous avons découvert qu’il existait à Auxerre une communauté de macgiver géniaux : en fait, il y avait déjà plein de fablabs dans les garages des gens ! À sa création, L’Atelier des Beaux Boulons a donc surtout donné l’opportunité à ces bricoleurs de faire des projets ensemble, de se rencontrer et d’échanger sur leurs pratiques.
Progressivement les gens ne venaient plus au fablab pour fabriquer, mais pour discuter, se rencontrer et travailler ... C’est devenu un coworking un peu sauvage. Même en louant un bureau à côté, ce n’était pas suffisant pour répondre aux besoins. C’est à cette époque que j’ai découvert le concept de Tiers-Lieu. À la même époque, les responsables politiques et élus locaux ont aussi entendu parler de ce concept. Il y a eu un alignement de planètes; entre moi qui était disponible en tant que porteur de projet et qui avait envie de faire évoluer le projet de l’Atelier des Beaux Boulons, et l’agglomération qui souhaitait lancer un dispositif innovant sur le territoire. J’ai fait un tour de France des TRUCS (Tiers Lieux Urbains, Ruraux et Collaboratifs) ; puis une étude de préfiguration avec un plan de développement sur 5 ans et j’ai présenté le projet des Riverains à la communauté d’agglomération de l’Auxerrois.
Progressivement les gens ne venaient plus au fablab pour fabriquer, mais pour discuter, se rencontrer et travailler ... C’est devenu un coworking un peu sauvage.
A propos des Riverains
Les Riverains est un Tiers-Lieu open-source dédié à l’expérimentation et à l’appropriation des nouveaux usages numériques citoyens et des usages éco-responsables. Le Tiers-Lieu, espace hybride, agit comme un pré-incubateur de projets sur le territoire de l’agglomération Auxerroise. Aujourd’hui situé dans un espace d’environs 300 m2 dans la gare d’Auxerre, il accueille un fablab, un médialab et un makerspace, une recyclerie-ressourcerie, un espace de coworking, un bar associatif, un studio de création, des bureaux et un jardin partagé. En 2018, environ 1 200 visiteurs ont participé à des animations et des ateliers aux Riverains.
Pour le développement futur des Riverains, tu es attaché à la recherche d’une indépendance financière : qu’est-ce que cela représente pour toi ? Peux-tu nous en dire plus sur le modèle économique du lieu et sur ses relations avec les institutions publiques ?
S. L. : Tout financement, qu’il soit public ou privé, sous-entend une certaine prise de contrôle des financeurs sur le dispositif. Selon moi, le risque est de brider les libertés qui pourraient être prises par les utilisateurs, et de limiter leur sentiment d’appropriation du lieu. Parce qu’il est très important que les gens ressentent une grande liberté d’action, se sentent chez eux dans un Tiers-Lieu : qu’ils se sentent libre de déplacer des meubles s’ils en ont besoin, de peindre un mur, d’aménager un espace selon leur besoin. C’est aussi ce qui permet une certaine autonomie des gens dans le lieu, à laquelle nous sommes très attachés.
Aujourd’hui, l’agglomération finance Les Riverains à plus de 80%. Malgré le fait qu’ils aient accepté un principe d’indépendance, c’est une négociation permanente. J’ai défendu au début du projet le devoir d’expérimentation pour un territoire comme celui d’Auxerre. De notre côté, nous avons dû aussi nous adapter et faire des concessions. C’est une vraie collaboration, parce qu’on doit apprendre les codes des uns et des autres pour que le projet soit fonctionnel. Cela repose avant tout sur une bonne communication avec les instances publiques.
Tout financement, qu’il soit public ou privé, sous-entend une certaine prise de contrôle des financeurs sur le dispositif. (...) J’ai défendu au début du projet le devoir d’expérimentation pour un territoire comme celui d’Auxerre.
Peux tu nous en dire plus sur la relation que tu as avec les collectivités locales ? Comment tu perçois aujourd’hui leur intérêt pour un projet comme Les Riverains ?
S. L. : Je constate un changement des institutions locales, tant dans leur propre fonctionnement que dans leurs méthodes d’aide au portage de projets. Il y a encore quelques années, les dispositifs d’accompagnement étaient à mon sens assez rigides, uniquement basés sur des résultats aux chiffres. Les élus achetaient des dispositifs clés en main, en se disant “si ça marche là-bas, ça va marcher ici”. C’est ce qu’on a vécu avec les EPN (Établissements Publics Numériques) et d’autres structures socio-culturelles, qui n’ont jamais pris sur nos territoires.
Aujourd’hui, les élus sentent qu’ils doivent libérer le faire et l’expérimentation s’ils veulent voir émerger des projets sur leur territoire. Le pôle économique de l’agglomération, qui est notre principal interlocuteur, fait l’effort de ne pas toujours voir les choses par le seul prisme du développement économique. Même si je fourni des chiffres sur l’activité du Tiers-Lieu, j’ai le sentiment que ce n’est pas ce qui est regardé. On me demande de raconter ce qu’il s’y passe au quotidien, de qualifier les interactions et rencontres qui s’y déroulent.
Nous arrivons à trouver des interstices dans des réglementations et des pratiques à priori rigides, via des relations interpersonnelles de qualité. Les directeurs de cabinets et directeurs de pôles sont très accessibles, nous ne sommes pas obligés de remonter toute la chaîne de décision pour obtenir des informations. Des gens de notre génération arrivent aujourd’hui au sein des services de l’agglomération : comme nous, ils ont soif de renouveau sur les territoires, d’agilité dans le portage de projets, et ils ne sont pas à l’aise avant l’ancien schéma, classique dans les villes moyennes ; où tout devait passer par l’élu, qui est alors une sorte de “baron” local.
Il y a encore quelques années, les dispositifs d’accompagnement étaient assez rigides, uniquement basés sur des résultats aux chiffres. (...) Aujourd’hui, les élus sentent qu’ils doivent libérer le faire et l’expérimentation s’ils veulent voir émerger des projets sur leur territoire.
A propos de Simon Laurent
Coordinateur et chargé de développement du Tiers-Lieu Les Riverains, il assure également depuis 2018 la présidence du Réseau Français des Fablabs (RFFLabs) qui fédère les fablabs démocratisant l’accès à la fabrication numérique à travers le pays.
Au-delà de ce qu’ils révèlent sur le changement de pratique des collectivités locales, quels peuvent être selon toi les effets d’un Tiers-Lieu sur son territoire ?
S. L. : Le Tiers-Lieu est un initiateur de projets, ou support pour portage de projets ayant une valeur sociale ou économique sur le territoire. Avec la Recyclerie, qui est installée aux Riverains, nous sommes à l’origine du repair-café, de la végétalisation du centre-ville, à l’origine du projet incroyables comestibles sur la ville, de l’open-bidouille-camp, ... Nous avons aidé beaucoup d’associations à se structurer, à s’améliorer en communication, à trouver les bons interlocuteurs dans les réseaux privés et publics locaux. Même si tout cela est très informel et difficilement quantifiable, c’est une réalité tangible : nous avons créé un réseau ouvert de compétences et d’entraides, entre des gens qui, bien que voisins, ne se parlaient pas forcément.
Le Tiers-Lieu amène également dans le débat public des problématiques qui pour l’instant étaient vues comme des sujets de spécialistes, comme par exemple l’usage du numérique, l’écoconception, ou encore la RSE (Responsabilité Sociale des Entreprises). Lorsqu’un entrepreneur vient ici, on discute avec lui de l’impact environnemental et social de son projet, car cela doit s’envisager dès la conception.
Le Tiers-Lieu est un initiateur de projets (...). Nous avons créé un réseau ouvert de compétences et d’entraides, entre des gens qui, bien que voisins, ne se parlaient pas forcément.
Dans le contexte de la publication récente du rapport de la mission Coworking, comment tu vois l’avenir des Tiers-Lieux ?
S. L. : Le rapport de la mission coworking est avant tout un symbole de réussite de nos actions, en tant que porteurs de projet de Tiers-Lieux : nous avons réussi à suffisamment nous agiter pour attirer l’attention des pouvoirs publics à l’échelle nationale. La publication de ce rapport renforce cependant certaines inquiétudes que nous avons : il y a un risque d’institutionnalisation de nos structures. Les administrations centrales et autres institutions doivent remettre en question leurs modes de fonctionnement si elles veulent travailler avec nous. Les Tiers-Lieux ne sont pas labellisables, ce ne sont pas des franchises que l’on peut dupliquer. Ils ne sauraient en aucun cas être des outils de promotion territoriale, encore moins des outils de promotion d’élu local…
Il y a cependant un enjeu aujourd’hui à ce que les Tiers-Lieux soient soutenus, même si je ne suis pas encore convaincu de la pertinence de l’échelon national pour cela. Aujourd’hui, nos interlocuteurs sont à l’échelle régionale et cela fonctionne très bien. Les régions mettent en place, chacune à leur façon, des dispositifs pour aider les Tiers-Lieux et les fablabs à émerger, à trouver leurs modèles économiques et de gouvernance. Selon moi, ce qui a été mis en place en région Nouvelle Aquitaine est exemplaire. La Coopérative des Tiers-Lieux a un modèle de gouvernance acceptable pour les porteurs de projets de Tiers-Lieu, car elle est beaucoup plus proche du terrain que ne peut l’être une administration. La coopérative propose des services gratuits, d’aide au montage de projet, d’accompagnement et de valorisation. Ce qui nous manque clairement aux Riverains, c’est le temps de faire savoir. La Coopérative des Tiers-Lieux, c’est un bon modèle car ils valorisent le travail des Tiers-Lieux et connaissent les bons outils de communication auprès des élus.
Nous avons besoin d’être aidés pour monter les dossiers FEDER, répondre aux appels à projets, aux manifestations d'intérêt... Cela demande une certaine expérience, des savoirs-faires techniques que souvent nous n’avons pas au sein des Tiers-Lieux. La réalité des porteurs de projets, c’est aussi souvent qu’on se crève à la tâche. Même si c’est un travail passionnant, on a besoin de se sentir accompagnés et considérés.
Il y a un enjeu aujourd’hui à ce que les Tiers-Lieux soient soutenus, même si je ne suis pas encore convaincu de la pertinence de l’échelon national pour cela. Aujourd’hui, nos interlocuteurs sont à l’échelle régionale et cela fonctionne très bien.
Est-ce qu’il existe selon toi un manque de reconnaissance des compétences spécifiques liées à la gestion et l’animation d’un projet de Tiers-Lieu ?
S. L. : Il y a plusieurs rôles indispensables dans un Tiers-Lieu : un rôle administratif qui est souvent sous-estimé, qui est un poste à temps plein ; un rôle de concierge, qui est parfois celui du fabmanager ; et un rôle de chevalier blanc ou chargé de développement, qui fait la promotion du lieu à l’extérieur. Ces rôles doivent être reconnus, à leur juste valeur. Des salaires minimums doivent être mis en place. Par exemple, un bon fabmanager doit avoir des compétences techniques très élevées, qui correspondent à un bac+5 d’ingénieur général, et des compétences en sciences sociales du même niveau.
Il faut créer des fiches de postes pour ces rôles, sinon les gens font tout et n’importe quoi. Au début des Riverains, c’est ce que j’ai vécu : c’est marrant parce que c’est nouveau, on se sent très utile … puis au bout de 3 ans, la situation n’est plus tenable parce qu’elle génère une trop grande fatigue. Souvent, les fabmanagers sont aussi community managers, gestionnaires et animateurs. Ils font le ménage, le rangement et les câlins à ceux qui craquent. Ça fait beaucoup de travail !
Nous devons aussi proposer des formations plus solides que ce qui existe aujourd’hui. Tout ça est en train de se mettre en place. Les nouveaux métiers qui émergent dans les Tiers-Lieux sont aussi le témoin d’un phénomène de génération : les gens veulent que leur travail ait une utilité, qui n’est pas juste celle de gagner sa vie. Je rencontre beaucoup de gens qui ont lâchés leurs jobs entre 25 et 45 ans pour chercher un travail qui ait du sens. Ils se tournent assez instinctivement vers les métiers de l’animation, dans les fablabs et les Tiers-Lieux.
Il y a plusieurs rôles indispensables dans un Tiers-Lieu [qui] doivent être reconnus, à leur juste valeur. Souvent, les fabmanagers sont aussi community managers, gestionnaires et animateurs. Ils font le ménage, le rangement et les câlins à ceux qui craquent. Ça fait beaucoup de travail !
Au-delà des individus et de leurs compétences, on sent aux Riverains un sentiment très fort d’appartenance à une communauté. Comment celle-ci fait elle vivre le lieu ?
S. L. : Le bon fonctionnement de la communauté tient en grande partie à des choix de gouvernance. Au début du projet, nous étions partis sur un mode de fonctionnement très idéaliste, avec des prises de décisions collectives, beaucoup d’horizontalité dans la gestion du lieu. Avec le passage à l’échelle et le recours à de l’argent public, nous avons dû mettre en place une chaîne de décision, établir des responsabilités. Nous avons tous dû nous adapter à ces principes.
En tant que coordinateur et chargé de développement du lieu, je suis principalement sensé animer la communauté, garantir le lien entre les gens, et m’assurer de leur motivation. Le noyau dur de notre communauté est plutôt constitué de quarantenaires, aux problématiques de vies différentes de celles des 20-30 ans qui composent sans doute l’essentiel des Tiers-Lieux dans les centres métropolitains. Ici, les gens ont un rythme de vie bien installé et sont difficiles à mobiliser le week-end. C’est un travail permanent pour garder cette communauté active. Mais l’enjeu consiste surtout à réguler la communauté. Nous devons en permanence faire de la médiation, être attentifs aux états d’âmes des uns et des autres au quotidien. Les relations entre les gens sont apaisées et on évite ainsi qu’un certain nombre de conflits dégénèrent. L’équilibre communautaire qui existe aux Riverains tient beaucoup au principe de bienveillance et d’écoute que nous avons mis en place.
L’équilibre communautaire qui existe aux Riverains tient beaucoup au principe de bienveillance et d’écoute que nous avons mis en place.