L’horloge de l’humanité marque toujours minuit moins une. Victor Papanek
Dans la famille des injonctions paradoxales, je demande : « le temps » !
Et pour cause, aujourd’hui que « l’accélération » a mauvaise presse, il nous faut à tout prix freiner, ralentir la cadence… au nom de quoi ? Au nom des urgences (climatique, sociale, politique). Vous voyez le hic ?
Chaque matin, l’urgence murmure à mon oreille qu’il est déjà trop tard, que nous devons bifurquer, changer de système, maintenant, tout de suite.
Chaque soir, les conséquences de l’accélération industrielle et culturelle me répètent de ralentir, de prendre le temps, d’anticiper les effets secondaires.
Entre les deux mon cœur balance et la planète se meurt.
Chemin faisant, les légendes urbaines martèlent que le temps s’accélère – sauf quand on déclare qu’il s’arrête brutalement sous le coup d’un confinement inédit. Par là, nous prêtons au temps des qualités qui ne lui appartiennent pas. Quoi qu’on en pense, la durée ne nous joue aucun tour et l’horloge ne connaît pas d’irrégularités. Tout simplement parce que le temps n’existe pas, du moins pas comme une entité autonome qui aurait en elle des capacités d’accélération et de décélération : sur ce point, le philosophe Etienne Klein, le physicien Carlo Rovelli, les rappeurs Vald et Heuss L’enfoiré tombent d’accord.
Alors de quoi parle-t-on ? Qu’est-ce qui accélère quand le temps passe plus vite ? La circulation des informations et des corps, les innovations techniques et les promesses qui les accompagnent, les mots à la mode, etc.
La vitesse devient la condition de possibilité numéro une pour subsister : il faut s’adapter, c’est-à-dire jouer le jeu et suivre le rythme, sous peine de faiblir et de faillir, dans les tréfonds de la jungle darwinienne néolibérale. Ce n’est plus « marche ou crève », c’est « cours ou crève ».
Ce qui sous-tend cette dictature de la vitesse, c’est notamment le rôle de la politesse.
Mais qu’est-ce que la politesse ?
Échec et mat
Pour les questions de définition, il y a le TLF : le Trésor de la Langue Française.
On y lit que l’action de polir consiste à « rendre lisse, uni et brillant ». Comprenez plutôt : ce qui est poli est présentable. Mais ce qui est rugueux, divergent et brut dérange. Au contraire de ce qui brille, ce qui est mat ne convient pas. Échec et mat : du persan « sah mat », « le roi est mort, le roi est vaincu ».
Appelez ça comme vous voudrez, on a là une alternative intenable : c’est la politesse ou la mort.
Cette logique n’en finit pas d’alimenter l’exigence de polir tout ce qui prétend à un statut politique, c’est-à-dire à occuper une place publique et à exercer un certain pouvoir.
Concrètement : au travail ou au gouvernement, on se libère des aspérités, on évacue les paradoxes et les singularités au profit de réponses claires et de discours consensuels.
L’objectif : gagner du temps, et tant pis pour la nuance. Les aspérités coûtent cher.
Accueillir les aspérités exige de tenir dans le même temps des éléments qui ne vont pas dans la même direction, qui viennent troubler une surface lisse en y semant quelques irrégularités, en imposant un certain relief.
Accueillir les aspérités implique de résister aux tentations binaires du « pour ou contre » trop souvent déclaré à la hâte. Les prouesses chirurgicales promises par la 5G n’en oblitèrent pas les problématiques sociales et environnementales. Mais prendre de front la controverse, cela signifie prendre du retard. Et donc faillir. La stratégie consiste alors dans le fait de polir, gommer, simplifier, aveugler s’il le faut. La politesse permet de foncer. Et pour les effets secondaires : après moi le déluge.
Quasi-analphabétisme
Cette quête de politesse nous incite à opérer des réductions magiques, qui portent le manteau du progrès et le masque de la rapidité, reposant finalement sur l’idée que certaines étapes ne sont pas dignes d’exister dans certains contextes. On voudrait les résultats sans les processus. La satisfaction sans efforts. L’exploitation sans révoltes.
Mais quel hubris autorise de tels fantasmes ?
Julien Gracq nous rappelle dans En lisant en écrivant que l’on n’a rien sans rien et que le temps de la lecture s’acoquine toujours avec le temps de l’écriture.
Et pourtant… Pourtant, à l’heure de la “révolution numérique”, nous n’en finissons pas d’acter le divorce entre la production d’informations et la consommation de ces informations : nous naviguons sur un web que nous ne savons pas coder.
Jacques Derrida parle d’un « quasi-analphabétisme » : celui de personnes devenues des réceptrices passives, des consommatrices incapables de critiquer les contenus dont elles sont le réceptacle. Celui, enfin, d’une division artificielle de temporalités pourtant toujours entremêlées dans les faits.
Il est minuit moins une et nous devons renoncer aujourd’hui à ces tours de passe-passe alimentant une tâcheronnisation qui dépolitise jusqu’en Absurdie. Nous devons nous méfier de nous-mêmes. Construire des garde-fous. Quitte à reconnaître nos vulnérabilités, nos interdépendances et nos intermittences.
Alors, soyons impoli.e.s ! Soyons rugueux.se.s ! Frottons entre elles nos aspérités, nos doutes et nos convictions. Le reste est perdu.