Cet article a été publié en préparation de l'Intervalle #1 du Ouishare Fest 2021 qui posait la question suivante : Le temps de travail a-t-il fait son temps ? Ces Intervalles sont réalisés en amont du Festival qui aura lieu du 23 au 25 juin à Paris et s’intéressera aux enjeux et transformations de notre monde à travers le prisme du temps. Plus d'informations sur notre site ici.
Le 26 août dernier, à l’occasion de l’ouverture de l’université d’été du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux martelait « La richesse d’un pays c’est la quantité de travail par individu multipliée par le nombre de gens qui travaillent. Tout le reste c’est de l’idéologie » (1) . Quelques années plus tôt, Nicolas Sarkozy marquait les esprits avec son expression aujourd’hui fameuse « Travailler plus pour gagner plus ». En ce début de 21e siècle, c’est toujours la mise à disposition de (toujours plus de) son temps de travail qui est valorisée et rémunérée. Le Code du Travail ne dit pas autre chose : la durée du travail effectif est « le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de son employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».
Peut-on toujours se satisfaire, en 2020, de cette définition ? Existe-t-il des alternatives ? Autant de questions que nous avons posées à Corine Maitte, historienne, Anne Alombert, enseignante-chercheuse en philosophie et Marc de Basquiat, économiste, lors de l'Intervalle #1 du Ouishare Fest 2021.
Compter son temps de « travail »
Définir le temps de travail implique de définir le temps hors travail. Si cette question est d'actualité - pensons à la rémunération des pauses-cigarette (2) - en réalité, elle ne date pas d'hier. Comme l’explique Corine Maitte, les temps de pause et de repas sont précisés dans certains statuts corporatifs, ou certains règlements de chantier, dès le Moyen-âge. Ce que l’on considère comme du “travail” est restreint à ce qui produit directement de la valeur économique. Cette conception des activités de travail exclut d'emblée des activités qui en relèvent pourtant, selon Marc de Basquiat : élever ses enfants, prendre soin de ses aînés, s'occuper du foyer… Du travail non considéré, et donc gratuit !
Il faut décorréler les revenus de l'emploi et, a fortiori, du temps de l'emploi.
Pour Anne Alombert, cette confusion tient au fait que le travail est souvent associé à l’emploi, comme l’illustre la définition du temps de travail donnée par le Code du Travail. Elle rappelle la distinction opérée par André Gorz entre le travail que l'on fait et le travail que l'on a. Le premier est celui qui permet de se réaliser, c'est le travail approprié, libre. Le second rend étranger à soi-même ; il produit de l'aliénation. De son côté, Bernard Stiegler définit le travail comme l’activité durant laquelle une personne pratique des savoirs et se réalise en développant des capacités. Il est par essence singulier : si j'écrivais un livre, personne ne l'écrirait exactement comme je le fais. A l'inverse, l’employé est soumis à des règles et des procédures standardisées, que quelqu’un d’autre pourrait appliquer de la même façon.
D'où vient le concept de travail ?
Comme le rappelle Corine Maitte, le travail est d'abord associé au labeur et à l'effort dans une acception religieuse et morale : nous sommes condamnés à travailler car nous sommes déchus, depuis le péché originel. Il s’agit de faire œuvre de pénitence mais également de rédemption. Lorsque se développent les représentations de la société divisée en trois ordres, le troisième est celui qui nourrit les deux autres. Les “pauvres” doivent donc travailler; l’oisiveté est condamnée. Au cours des 17e et 18e siècle, le travail devient une notion abstraite, centrale dans la réflexion des premiers “économistes”. Avec Adam Smith notamment, auteur de La richesse des nations (1776), le travail devient facteur de prospérité et doit être libéré de « toute entrave ».
Vendre son temps de travail
Être employé suppose un lien de subordination et une monétisation de son temps dans la mesure où l'on rend des comptes à son employeur et qu'on lui « doit » des heures. On retrouve cette question du temps de travail “dû” à l'époque des premières corporations des métiers artisanaux au Moyen-Âge. D’un côté, les employeurs souhaitent fixer des horaires de travail afin de s’assurer du temps durant lequel les employés sont à leur disposition. Quant aux employés, ils revendiquent également des horaires afin de sanctuariser un temps libre en dehors de leur temps de travail. Car ceux qui ne comptent pas leur temps de travail, ce sont les domestiques et les esclaves : ils sont constamment à disposition et donc susceptibles de travailler tout le temps !
Donner aux personnes les moyens de leur liberté réelle, c’est leur permettre de choisir leur travail et leur temps de travail en fonction de leurs besoins
La question du temps de travail est donc à tous points de vue cruciale et génère dès le Moyen Âge de nombreux conflits sociaux. Dans la seconde moitié du 13e siècle, le maire de Provins fut tué car il était accusé d’avoir reculé l’heure du beffroi de la ville pour faire travailler davantage les ouvriers du textile. Aux 19e et 20e siècles, ces luttes sont consacrées par des conquêtes sociales historiques pour les salariés : baisse de la durée légale du travail, octroi de semaines de congés payés mais également, après 1945, mise en place de la Sécurité Sociale.
Pourtant, aujourd'hui, à l’heure où l'emploi se raréfie et où le chômage devient chronique, les protections sociales sont ébranlées. Pour Marc de Basquiat, le salariat ne restera pas éternellement la forme de référence du travail et ce n’est pas en réduisant le temps de travail que l’on pourra partager un emploi devenu rare. Anne Alombert abonde dans son sens : « selon les travaux d’André Gorz et de Bernard Stiegler, un nouveau modèle est à inventer ; on ne peut pas se satisfaire d’une société avec peu de privilégiés salariés et une majorité de chômeurs ou de précaires. » Leur proposition ? Décorréler les revenus de l'emploi et, a fortiori, du temps d'emploi.
Revenu d'existence et revenu contributif
Première piste proposée par Marc de Basquiat : le revenu d’existence - autre nom du revenu de base et du revenu universel. En complément des aides au logement nécessaires, ce revenu assurerait de façon universelle les besoins primaires des personnes. Elles seraient alors réellement libres de choisir leur travail et le temps qu’elles y consacrent en fonction de leur situation personnelle et de leurs envies. Le travailleur pourrait donc se réaliser véritablement dans son travail qui serait alors davantage subjectif, c'est-à-dire permettant au sujet de se réaliser, qu'objectif, orienté vers la réalisation d'une chose extérieure à soi, pour reprendre la distinction opérée par Jean-Paul II.
Le travail est traversé par le temps, dès lors que l’on n’est pas en train de travailler pour soi, dès lors qu’il y a une relation d’emploi
Seconde piste inspirée des travaux de Bernard Stiegler et présentée par Anne Alombert : le revenu contributif. Il s’agit de rémunérer des temps de travail et de capacitation hors emploi, durant lesquels les individus et les groupes pratiquent des savoirs collectivement, à condition que ces savoirs soient ensuite mis au service de la société et des territoires à travers des activités d’emploi dans des structures labellisées comme contributives. Ces structures se distingueraient par les activités qu’elles proposent : des activités de soin - soin des autres, soin de son environnement, soin du milieu technique, soin d’une discipline théorique - et non pas de consommation et d'usage. Les activités de travail seraient alors intermittentes : des temps de pratique des savoirs (apprentissage et développement de capacités) alterneraient avec des temps de socialisation de ces savoirs (à travers des processus de transmission et de partage). C’est aujourd’hui le quotidien de nombreux travailleurs : un danseur passe beaucoup de temps à perfectionner ses capacités de danse avant d'être employé pour les enseigner et produire un spectacle, de même qu’un enseignant passe beaucoup de temps à préparer un cours avant de le donner.
Alors, le temps de travail a-t-il fait son temps ? Comme le résume Corine Maitte, la forme de travail rémunéré au temps n’est évidemment pas la seule qui existe. Depuis Moyen-âge et pratiquement jusqu’à aujourd’hui, il existe de nombreuses formes de rémunération “à la pièce”, au forfait, comme pour les artisans par exemple. Mais malgré tout, il est souvent précisé un temps pour ce faire. Le travail est donc traversé par le temps, dès lors que l’on n’est pas en train de travailler pour soi, dès lors qu’il y a une relation d’emploi.
Nous composons tous avec différents temps de travail et ne pourrons jamais nous en soustraire totalement. Mais ce qui change fondamentalement entre différentes formes de travail (salarié, indépendant, libéral, artistique, artisanal, sportif, etc.), c'est la façon dont le temps de travail est compté et valorisé. Qu'est-ce qui constitue du travail ? Qu'est-ce qui n'en est pas ? Qui pour en décider et en disposer ? Ces questions en appellent de nouvelles : quel travail rémunérer au 21e siècle ? Avec quelle protection sociale ? Quels nouveaux modèles d'organisation pour augmenter les puissances d'agir des travailleurs ? Et quel rapport au temps de travail : contraint, intermittent, libéré ? Autant de questions que nous nous poserons au Ouishare Fest 2021 !
- https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/maine-et-loire/la-question-du-jour-les-francais-doivent-ils-travailler-plus-fb177456-e7a8-11ea-8d91-a42d8f750a23
- https://start.lesechos.fr/travailler-mieux/vie-entreprise/pour-ou-contre-decompter-les-pauses-cigarette-du-temps-de-travail-1240968
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Economiste et chef d'entreprise, Marc de Basquiat est le président de l'Association pour l'Instauration d'un Revenu d'Existence.
Enseignante-chercheuse en philosophie à l’Université Catholique de Lille, Anne Alombert a été pendant plusieurs années chercheuse associée à l’Institut de Recherche et d’Innovation du Centre Pompidou dans le cadre du programme de recherche contributive « Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif ».
Historienne, Corine Maitte est enseignante-chercheuse à l’université Gustave Eiffel et autrice des Rythmes du labeur. Enquête sur le temps de travail en Europe occidentale, XIVe-XIXe siècle, La Dispute, 2020.
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