Vous êtes physicien, directeur de recherche émérite au CNRS. Pourquoi avez-vous choisi de raconter l’histoire du nucléaire en l’entrelaçant avec votre propre histoire – celle d’une famille juive migrant afin de fuir l’antisémitisme ?
Harry Bernas : je vis avec le nucléaire depuis toujours : enfant, à New York, j’ai entendu Truman annoncer la destruction atomique d’Hiroshima. C’était présenté comme une victoire de la science. Ma vie personnelle et mon parcours universitaire ont sans cesse croisé le nucléaire - ses physiciens, ses ingénieurs et leurs réalisations. Physicien des matériaux utilisant souvent des techniques nucléaires, j’ai dirigé un laboratoire interdisciplinaire du secteur nucléaire au CNRS. Par ailleurs, j’ai toujours participé aux combats contre le nucléaire militaire. Ainsi en 1995, suite à la relance par Jacques Chirac des essais nucléaires en Polynésie, j’ai initié avec deux collègues une des premières pétitions sur Internet, réclamant l’arrêt des essais. Six mille signatures en 8 jours, considérable pour l’époque !
J’ai décidé d’écrire ce livre après la catastrophe de Fukushima en 2011. Cela m’a pris 10 ans, parce que si mon projet initial était d’expliquer le désastre des réacteurs, j’ai pris conscience qu’au-delà du séisme et tsunami “déclencheurs”, le désastre n’avait rien de “naturel”. Il était le résultat parfaitement prévisible de l’histoire du nucléaire japonais. Élargissant mon enquête, je me suis demandé quel effet avait eu le contexte militaro-industriel - de 1945 à aujourd’hui - sur le nucléaire et ses acteurs d’abord, puis sur la science toute entière. Ce n’est pas une abstraction : ça passe par le rapport personnel à Hiroshima et Nagasaki, à la guerre froide et aux dangers pesant sur la vie terrestre. C’est cette aventure humaine étrange, où le nucléaire est emblématique d’un mouvement historique, à laquelle j’ai voulu faire écho dans mon livre. S’y mêlent des moments de mon histoire personnelle, avec des aspects universels: migrations, guerres, etc.
Cette dimension universelle, est-ce ce qui vous a poussé à écrire en anglais, afin de toucher un plus grand nombre de lecteurs et lectrices ?
H. B. : J’ai grandi aux États-Unis, je suis bilingue, et j’ai hésité entre deux langues. La littérature en anglais sur la question nucléaire est très riche, c’était tentant de basculer vers l’anglais au fur et à mesure de l’extension du champ embrassé. Le miracle a été que Nancy Huston, lisant le manuscrit, me fasse le cadeau d’en entreprendre la traduction ! De plus, le débat français sur le nucléaire a été jusqu’ici du style “pour ou contre“, idéologique et politique, occultant l’histoire et la relation civil-militaire. Or si les idéologies ont toute leur place, elles ne doivent pas envahir la totalité du débat public. C’est un grand succès des lobbies industriels, largement aidés par les pouvoirs publics, d’avoir paralysé ainsi le débat public. C’est seulement face à la crise créée par le vieillissement des réacteurs et l’incurie d’une gestion purement financière du nucléaire que la réalité des problèmes techniques et stratégiques surgit enfin dans le débat en France.
Au départ du livre, vous dénoncez le terme de « catastrophe naturelle ». Pourquoi?
H. B. : Qu’est-ce que cela veut dire, qu’une catastrophe est « naturelle » ? De quoi la nature est-elle responsable lorsqu’on construit un réacteur près d’une faille sismique, voire lorsqu’on implante 54 réacteurs sur les côtes du pays qui concentre 15% des séismes de la planète ? Ce n’est pas la nature qui est catastrophique, c’est nous, c’est notre rapport à la nature, notre aveuglement. Nous encore, par nos modes de vie et nos rapports de prédation, qui avons créé la situation où l’évolution climatique va désormais plus vite que notre capacité à nous y adapter ou la modérer. Parler de catastrophe naturelle est se dé-responsabiliser. Les catastrophes sont avant tout humaines, elles mettent en jeu les pouvoirs, les rapports sociaux. L’histoire de Fukushima l’illustre parfaitement.
Justement, Fukushima est revenu récemment au cœur des débats entre partisans et opposants au nucléaire, notamment sur le nombre de morts et les conséquences écologiques de l’accident nucléaire. Que nous apprend l’histoire de Fukushima ?
H. B. : L’histoire de Fukushima est l’exemple même de ce que j’appelle « la cécité volontaire ». Pour le comprendre, il est utile de remonter l’histoire.
Les risques de séismes et de tsunamis sont connus de longue date au Japon. Pour Fukushima, un poème d’amour du XIème siècle très célèbre au Japon fait allusion à un tsunami qui a dévasté un temple situé à 4 km à l’intérieur de la plaine voisine de Fukushima.
Un géologue japonais, grand amateur de lectures anciennes, fait le rapprochement. Intrigué, il parcourt la plaine avec ses étudiants, et fait des sondages. Ils découvrent une périodicité millénaire du couple séisme-tsunami. Le 11 mars 2002, soit 9 ans jour pour jour avant le séisme de Tohôku et l’accident nucléaire de Fukushima, le géologue publie un article dans le bien nommé Journal scientifique des catastrophes naturelles, et conclut qu’un nouveau séisme avec tsunami est imminent. L’article ne passe pas inaperçu. Des sismologues confirment les résultats de ces recherches, que l’électricien TEPCO et commissions de contrôle des autorités japonaises refusent de prendre en compte. Après avoir découvert cela, j’ai fouillé le passé et pris la mesure de la responsabilité de TEPCO, de l’autorité de sûreté NISA, de ce vaste réseau d’intérêt qu’on a baptisé le “village nucléaire”. Il a volontairement ignoré, et souvent caché, les informations concernant un potentiel accident nucléaire au Japon. Des risques d’accidents dûs non seulement aux séismes, mais aussi aux fissures dans les cuves de réacteurs, aux faiblesses des infrastructures, à l’absence de contrôles réels pendant des décennies.
Vous notez d’ailleurs dans votre livre que c’est grâce au vent - et non pas à des dispositifs de sûreté - que la catastrophe de la centrale de Fukushima n’a pas pris des proportions plus dramatiques encore.
H. B. : Les trois jours précédant le séisme-tsunami, dans la région de Fukushima, le vent soufflait plein sud, c’est-à-dire en direction de Tokyo. Le sens du vent a tourné quelques heures avant le séisme. Il a envoyé vers l’Océan Pacifique, pendant les quatre jours au cours desquels les réacteurs explosaient, les rejets radioactifs. Puis il a soufflé à nouveau vers Tokyo. L’impossible évacuation de dizaines de millions de personnes de la région de Tokyo dans les heures suivant l’accident nucléaire a donc été évitée par hasard, grâce au sens du vent. Naoto Kan, le premier ministre japonais en exercice au moment de l’accident nucléaire, le confirmait dans un entretien accordé à Reuters : « At one point, we faced a situation where there was a chance that people might not be able to live in the capital zone including Tokyo and would have to evacuate. If things had reached that level, not only would the public have had to face hardships but Japan’s very existence would have been in peril. »
“L’objectif du nucléaire civil doit être un réacteur si sûr qu’on pourrait le laisser sans risque entre les mains d’un enfant de 5 ans”(Edward Teller)
Avez-vous observé cette « cécité volontaire sur le nucléaire civil » ailleurs qu’au Japon ?
H. B. : Bien sûr. Les témoignages et les preuves abondent, avec des variantes et à des degrés différents. La cécité volontaire est double. Elle consiste à ignorer ou minimiser, voire simplement à ne pas mesurer expérimentalement, les risques éventuels, donc à ne pas informer le public de ces risques. C’est la longue histoire de l’amiante, du tabac, ou des pesticides qui ont liquidé la moitié des insectes si essentiels à la chaîne du vivant. Le nucléaire japonais est donc un cas emblématique, extrême, mais non exceptionnel.
L’histoire de tout le nucléaire civil, depuis les origines, est pleine d’enseignements à cet égard. Ainsi, presque tous les réacteurs électrogènes existants (EPR compris) sont de type dit “à eau légère“ (LWR en anglais, REP en France). Ce modèle date de 1946 ; à l’époque, une vingtaine de concepts de réacteurs très différents étaient en cours de test dans plusieurs laboratoires ; les physiciens et ingénieurs se donnaient 15 à 20 ans de recherche pour en trouver un plus abouti et fiable que les autres en vue d’applications hypothétiques. La marine américaine, pressée de motoriser un sous-marin avec un réacteur nucléaire lui permettant de rester immergé pendant des mois, fit développer le réacteur LWR, assez rustique et plus simple à construire. Chauffage d’eau, vapeur et moteur à hélice : une locomotive nucléaire, en somme, dont les limites de sûreté étaient l’organisation militaire et la surveillance de tous les instants. Je raconte, dans le livre, les raisons liées à la guerre froide qui ont fait construire un modèle terrestre de ce moteur de sous-marin, complété par une turbine afin de produire l’électricité ; et comment cet hybride s’est généralisé avec des dispositifs de sûreté ajoutés au fur et à mesure des incidents. C’est presque toujours la compétence et la réactivité des personnels qui ont assuré la sûreté : le réacteur LWR est intrinsèquement fragile en raison du risque de fusion du cœur qui a détruit les réacteurs de Fukushima. Ce défaut est absent de certains autres parmi les réacteurs étudiés, qui ont leurs propres difficultés.
Il faut noter que les “nouveaux réacteurs“ dits GEN-IV sont les concepts réactivés de ces tentatives des années 1940-1960, dont on s’efforce de reprendre les études avortées après le choix de généraliser les LWR. La différence, après 65 ans, est qu’on s’efforce d’incorporer dès la table à dessin l’exigence de sûreté maximale - un défi majeur. Dans les années 50, le physicien Edward Teller avait fixé un objectif : “L’objectif du nucléaire civil doit être un réacteur si sûr qu’on pourrait le laisser sans risque entre les mains d’un enfant de 5 ans”. Inutile de dire qu’on en est loin. Il aurait fallu poursuivre la recherche pour savoir si c’est possible, avant toute mise en œuvre.
Dans votre livre, on voit les pionniers du nucléaire se réunir souvent jusque dans les années 1970 pour débattre des conséquences pour l’humanité de l’émergence de l’énergie nucléaire, et tenter d’influencer les dirigeants. Et pourtant, selon vous, beaucoup sont victimes ou acteurs de cette « cécité volontaire ».
H. B. : Ils sont à la fois acteurs et victimes - c’est l’interrogation principale du livre. Je décris le débat sur l’incertitude, à la fin du projet Manhattan, quant à l’utilisation militaire de la bombe - les tragédies inutiles d’Hiroshima et Nagasaki. La « cécité volontaire » apparaît plus tard. Elle n’est pas une suite aléatoire d’évènements isolés. C’est une constante ; peut-être même un fil conducteur, je ne sais pas.
Voyez les années 1945-1960 aux États-Unis. C’est l’essor de la recherche fondamentale, l’établissement de ses liens avec l’industrie et la défense dans la guerre froide, notamment grâce à 90% de financements militaires. Les scientifiques participent peu ou prou au développement du nucléaire militaire. Les tensions politiques marquent la science et ses acteurs. Nombre d’entre ceux-ci s’inquiètent des risques de prolifération nucléaire, des risques liés à l’existence d’arsenaux nucléaires, veulent contribuer à la paix dans le monde. Mais les mêmes - et parmi les meilleurs - fascinés par le caractère inédit des défis scientifiques liés à la fusion nucléaire, participent souvent aux développements autour de la bombe H. Situation inédite : la réalisation d’un engin de destruction absolue permet d’étudier le fonctionnement des étoiles et l’origine des éléments chimiques. La science et son avenir sont désormais marqués par ce drame : la connaissance, au prix de la mort ?
"La science et son avenir sont désormais marqués par ce drame : la connaissance, au prix de la mort ?"
Rien n’est simple. Le mouvement que je décris s’accompagne d’un développement scientifique extraordinaire. Le projet Manhattan, ce n’est pas uniquement la Bombe. Son organisation rassemble pour la première fois des savants de disciplines différentes, et ceux-ci avec des ingénieurs; les recherches théoriques et expérimentales issues de la révolution quantique fleurissent. Transistor, laser, ordinateur, intelligence artificielle, satellites, alliages, plastiques, produits phyto-sanitaires… tous ont leur origine immédiate ou lointaine dans les travaux effectués dans ce contexte. Dans cette démarche, scientifiques civils et militaires s’habituent à dialoguer, puis à collaborer. La dimension “dual-purpose” - à la fois civile et militaire - des travaux scientifiques et technologiques croît au fil du temps. On l’a vu dans les années 90 : la CIA pouvait cibler et détruire un camion en Irak depuis un bunker enterré au Nevada. Le nombre, la diversité et la complexité des résultats de science fondamentale mises en œuvre pour ces assassinats donne le vertige. Les “dommages collatéraux” - y compris sur les esprits - aussi. Une conséquence de cette évolution est que ce sont désormais des scientifiques qui proposent, à partir de leurs travaux, de nouvelles armes aux militaires.
Comment se manifeste cette cécité volontaire, dans le nucléaire civil en France ?
Il y a d’abord la remise aux générations futures, pendant plus de 40 ans, des enjeux liés aux déchets nucléaires. On a laissé de côté les implications, pour l’avenir même du nucléaire civil, des risques liés à leur accumulation ou retraitement éventuels, de leur stockage.
Ensuite, il y a ce que je qualifierais de « schizophrénie résurgente à partir des années 70 en France » : la plupart des scientifiques concernés font l’impasse sur les rapports entre nucléaire militaire et civil. Il faut 5 à 6 kilos de plutonium (Pu) pour faire une bombe. Un réacteur civil en produit deux tonnes par an, et à La Hague on effectue un recyclage systématique qui isole et accumule une partie du Pu : le stock actuel est d’une cinquantaine de tonnes. Les risques sont multiples, entre protection du stock, risque terroriste, problèmes de transport… Comment négliger le contexte actuel de tensions au niveau mondial ? L’intimité entre nucléaire militaire et civil se manifeste avec évidence dans le projet français de développement de “petits réacteurs modulables“ : ceux-ci seraient conçus par Technicatome, qui construit les réacteurs de sous-marins de la force de frappe nucléaire.
Dernier exemple, et non le moindre : l’aveuglement, la paralysie volontaire des dirigeants successifs pendant 40 ans concernant le vieillissement, prévu et désormais patent, des centrales et des personnels compétents qui en assurent gestion et sûreté. Plus de la moitié des centrales à l’arrêt pour réparation ou contrôle, 80% de la maintenance assurée par plusieurs niveaux de sous-traitants, départs en retraite massifs des générations formées par les constructeurs. Une destruction systématique de l’outil de travail s’est effectuée, mois après mois, avec la financiarisation et le démantèlement d’EDF. Il a fallu aux décisionnaires beaucoup d’aveuglement volontaire pour ne pas voir les conséquences de leurs décisions.
Comment font les scientifiques actuels pour aborder les questions éthiques liant tout à la fois la recherche, le nucléaire, et l’industrie militaire ?
H. B. : Toute une génération, depuis la fin des années 70, les ignorait. Je pense qu’il en ira autrement sous la pression des crises que nous vivons. Il y aura des résistances, car la spécialisation et les conditions d’exercice du métier peuvent encore amener les scientifiques à s’enfermer dans leurs domaines, passer davantage encore de temps à répondre aux appels à projets et à demander des financements pour maintenir leurs équipes et garder les budgets à flot… On reconnaît les soucis et l’isolement d’autres catégories de la population, les scientifiques ne font pas exception.
On trouve cependant davantage de scientifiques qui posent et se posent publiquement des questions sur ces enjeux. Une particularité du nucléaire est d’être avant tout un projet politique, qui s’est constitué pendant des décennies, avec un rapport privilégié au pouvoir. On demande aux scientifiques des éclaircissements dans le débat public, mais lorsque leurs réponses ne conviennent pas aux pouvoirs économiques ou financiers, on les traite d’idéologues, on fait observer que la politique n’est pas leur métier. Cela pose, de fait, la question du rôle des scientifiques dans tout le dialogue social. Le scientifique doit devenir acteur - pas seulement consultant, « expert » - dans une société dont la crise (énergétique, environnementale) concerne directement ses compétences. C’est un rôle nouveau, qui n’est pas sans poser des problèmes d’éthique, de principe et de méthode. Mais il faudra bien l’affronter si on veut s’en sortir dans le monde qui vient.
Dans le contexte social, écologique et géopolitique actuel, quelles sont donc les questions à poser et comment devons-nous les faire émerger ?
H. B. : Restons modestes. Par rapport au discours dominant, je proposerais juste un angle différent. Plutôt que : « Est-ce que nous avons (ou aurons) besoin du nucléaire ? », retournons le problème en partant de la réalité à venir prochainement. Quelle société sera soutenable vers 2040, quels modes d’urbanisme (transports, échanges, etc) et donc quel volume et quels modes de répartition de l’énergie ? On voit de suite le corollaire : Les évolutions climatiques nous dictent une urgence : que faire d’efficace, rapidement ? Posée ainsi, la question du nucléaire s’éclaire. D’abord faire aboutir une recherche rationnelle : peut-on faire de l’énergie nucléaire un outil industriel banal, à traiter dans des conditions de production, de gestion, sûreté et déchets qui n’exigent ni qualification ni conditions d’opération exceptionnelles ? Dans l’immédiat, on n’a pas la réponse ; la complexité et les temps du nucléaire sont hors de proportion avec l’urgence où nous sommes. Enfin, pensons à notre incapacité, à nouveau évidente, d’empêcher les guerres et au risque de transformer comme en Ukraine une centrale en arme nucléaire.
Je vois croître le nombre des acteurs et actrices de la société civile qui cherchent des réponses neuves à ces questions anciennes. Les jeunes, scientifiques ou non, prennent la parole et mènent ces combats. Heureusement !