Le design n'est rien, tout est design.

ANALYSE. Qu’est-ce qui unit un designer sonore, un designer culinaire et un designer de politiques publiques ? Peu de choses, nous répond Camille Lizop, si ce n’est le fait de concevoir. Alors pourquoi nous parle-t-on de design partout et tout le temps ? De quoi cette mode est-elle le nom ? Elle a mené l’enquête et nous livre un constat sans appel dans cet article au vitriol.

En 2021, le magazine Télérama publie un hors-série intitulé : “Le design peut-il changer le monde ?”. Ce titre m’a d’abord agacée, puis il m’a intriguée. J’ai cherché à comprendre ce qui me gênait. J’ai pris la question au sérieux et me suis demandé : le design peut-il changer le monde ? L’art peut-il changer le monde ? La politique peut-elle changer le monde ? Peu à peu, une réponse s’est dessinée : oui, bien sûr… So what ? 

Le monde change au rythme des propositions de design, oui, aussi bien que des politiques et des œuvres d’art - plus ou moins d’extractivisme, de machisme, de racisme,… Mais n’allons pas trop vite en besogne : dans quelle mesure “le design” - que nul-le ne parvient à définir - est-il exactement responsable de ces aléas ?  Il m’a fallu revenir à l’idée du “designer sauveur” qui colle aux basques du design social et de ses bonnes intentions. Les designers peuvent-ils sauver le monde ? Mais le monde doit-il seulement être sauvé ? La belle affaire… Bref, j’ai cherché à y voir plus clair. 



Du design industriel au design thinking en passant par le design graphique, ce sont les si variées acceptions du design ainsi que son indéfinition tolérée qui m’ont mis la puce à l’oreille.  Pour autoriser un tel niveau de déclinaison terminologique, il doit y avoir un loup quelque part. Le seul dénominateur commun entre ces différents usages du terme me paraît résider dans la notion de conception : imaginer et incarner une idée dans une forme. C’est donc en ce sens que je me réfère au terme “design” dans la suite de cet article.

Dans un excellent article intitulé “Designers partout, design où ça ?”, Adrien Payet dénonce les pulsions assimilatrices qui n’en finissent pas de confondre le design et l’innovation. Il en appelle à exercer son métier : que les designers fassent de la conception, tout simplement. 

Quant à moi, j’observe la chose suivante : lorsqu’une discipline ou un concept fait le jeu de pareilles assimilations, c’est rarement un hasard total… Prenez l’intelligence artificielle : on vous la refourgue pour un oui ou pour un non, elle opère comme un code secret permettant de lever des mille et des cents, tout en restant parfaitement énigmatique ? Je vous explique : plus c’est gros, plus ça passe. Voici la recette : de belles promesses, un peu de tech et beaucoup de flou. Vous voici paré-e pour disrupter à tire larigot. Le design l’a bien compris, qui en fait allègrement son miel.

Si les amoureux-ses de la tech ne jurent que par l’IA for good, qui dev(r)ait résoudre les plus grandes crises de l’humanité et sauver le monde, pourquoi jeter la pierre aux amoureux-ses du design et leur enthousiasme plein d’espoir ?  

Où est le sauveur ? 

Le design ne peut rien. Mais les personnes et les organisations, dans leurs rapports de force, c’est-à-dire aussi dans la vie politique, exercent leur pouvoir via le design. C’est là tout le paradoxe : le design ne peut rien et pourtant, tout se joue à travers lui.

Il est temps de démanteler la schizophrénie originaire du designer, qui consiste dans la triple injonction utopique (“tu dois sauver le monde”), ethique (“tu dois être socialiste”) et innovante (“tu dois être capitaliste”). Elle est précisément ce qui rend possible des questionnements devenus des poncifs, tels que : “Le design peut-il changer le monde ?” et prolonge à mon avis une erreur fondamentale. Celle de faire du design un sujet, voire un sujet pensant - c’est-à-dire, un sujet responsable. Et, par là, éventuellement, un bouc émissaire… Comme si le design en tant que tel pouvait quoi que ce soit. 

Ainsi, demander si le design peut changer le monde, non sans espoir, cela revient peu ou prou à demander si la politique peut changer le monde, non sans illusion. 

Comme si « le monde » – c’est-à-dire les interactions entre les personnes et les rapports de force qui les unissent ou les désunissent –  était autre chose que « la politique ». 

Tout est design, comme tout est politique. Ou plutôt devrais-je écrire : tout est designé, c’est-à-dire : rien n’échappe à la conception. Et pourtant, le design n’est rien. Vous suivez ? Je m’explique.

Tout est design, tout est politique

Les objets comme les vêtements ; les lieux comme les gares ; les services comme l’hôtellerie ; les politiques publiques comme les réformes des retraites, sont autant d’artefacts. Ce sont des produits, des outils et des techniques, advenu-e-s au terme de processus de conception et de fabrication, qui s’incarnent d’une façon ou d’une autre, plus ou moins tangible, dans de la matière et donc dans une forme. D’aucuns diront, à juste titre, qu’ils ont été designés. Et pourtant, le design n’est toujours rien.

Pourquoi ? Parce que le design n’a pas de substance. On ne fait pas « du design » sans faire à la fois autre chose : une chaise, une salle de concert, un logiciel.  Si designer signifie concevoir, je ne peux pas faire “de la conception”, comme si la conception se prenait elle-même pour objet, s’auto-réalisait. Précisément, la conception ne se suffit pas à elle-même : elle est toujours conception de.

Dans ses Catégories, Aristote mobilise un concept grec appelé « tode ti », pour désigner une chose qui se présenterait ici et maintenant, autrement dit : « un ceci ». Cette chaise que voici, cette plante que voilà. Je vous mets au défi, cherchant autour de vous, de remarquer un objet qui permettrait de déclarer, comme pour la chaise : « voici un design ! ».

Me voici donc tenue de fermer la porte aux illusions perdues d’avance, celles qui s’entêtent à supposer l’existence d’un design pur. À entretenir la mythologie d’une autonomie du design. À cajoler, enfin, l’espoir d’une identité a priori, qui lui serait propre. 

Puisque quelque chose comme un design pur n’existe pas, il serait sans doute moins fallacieux et plus sérieux d’utiliser le verbe. Si le design est quelque chose, accordons-nous sur son aspect processuel et pragmatique, c’est-à-dire de l’ordre de l’action. Faisons, peut-être, une place au design en tant que concept non pas objectif, mais bien relationnel et dynamique. N’oublions jamais que parler “du design” en tant que tel, cela suppose de recourir à une abstraction.

Il n’y a pas de design, il n’y a que des actes de design. Ou, pour le dire en français : des personnes conçoivent des choses. 

À qui la faute ?

En tout état de cause, l’acte de design (au sens de “conception”) étant commun à la totalité des artefacts, donc la majorité de notre environnement, il apparaît comme le plus petit dénominateur commun. Si bien que revendiquer la pratique du design apparaît comme une façon d’en dire le moins possible. Un moyen d’éclipser ce qui se joue derrière lesdits actes de design. 

Voyez plutôt : le design sonore s’occupe de son, le design culinaire de cuisine, le design de politiques publiques… Vous l’avez. Cela étant dit, je vous mets au défi de vous faire sitôt une idée des politiques en question et de leur nature. Ces dénominations m’apparaissent comme autant de coquilles vides, qui ont pour vocation de ne rien dire, mais discrètement. 

Alors de quoi la mode du design est-elle le nom ? Que dit-on et que ne dit-on pas en le servant à toutes les sauces ? 


Ma première hypothèse est que l’hypermobilisation du design est quelque chose comme un somnifère : un outil de dépolitisation qui a pour fonction de nous amener à fermer les yeux sur les enjeux politiques, les rapports de force et de domination à l'œuvre. Un filtre occultant, qui permet d’invisibiliser les responsabilités. Ou encore, de les externaliser : en cas de complication, on dira : “c’est un problème de design”. C’est pas moi, c’est lui. Mais qui lui ? 

Le design, entité abstraite et fantomatique, trompe-l'œil designé pour se défausser impunément d’une responsabilité encombrante. Sauf que non, ce n’est pas exactement un problème de design. Le design n’est pas tant la cause, que l’incarnation de choix et de partis pris politiques.

La captation de l’attention par les réseaux sociaux, l’obsolescence programmée des machines, l’absence d’accès aux personnes en situation de handicap...  À qui la faute ? 


Je vous vois venir… C’est tentant, je sais, mais non. Pas la faute au design. Aux designers peut-être ? À la rigueur, et encore, à condition de savoir de quoi l’on parle, ce qui est au fond une gageure pour un métier si énigmatique et protéiforme. Designer ou pas, la responsabilité doit être imputée à celleux qui ont pensé - conçu - le réseau social, la machine à laver, la station de métro. Or cette responsabilité est collective et complexe. Elle est faite de déterminations inconscientes et de décisions conscientes. D’héritages culturels et de volontés de puissance. L’ingénierie, l’urbanisme, le commercial, l’audiovisuel, les propositions artistiques, le gouvernement et ses représentant-e-s constituent, avec d’autres encore, un nœud de responsabilité qui commande et fonde les choix de design. 

Comment se situent les designers ? Quel est leur rôle ? À quels moments doivent-iels  intervenir ? Autant de designers, autant de vérités. 

Et si “le designer” était une catégorie utilisée précisément pour catalyser et assumer les responsabilités des autres métiers attenants, les libérant ainsi d’un fardeau embarrassant ?


Il faut conclure et je n’ai pas toutes mes réponses. Seulement une chose : les choix de design sont le lieu et l’incarnation tangible des choix et des décisions politiques qui sont prises chaque jour. Ce sont ces décisions et ces renoncements ainsi que celleux qui les prennent et les font, que nous devons questionner. S’en remettre à la catégorie “design”, l’invoquer comme une entité autonome (et mystérieuse) contre laquelle on ne peut rien ou à laquelle on doit tout, c’est une façon de faire du design un refuge imaginaire dans lequel on se permet de déporter les responsabilités. Les actes de conception découlent de décisions et de visions du monde qu’ils prolongent, mais qui les précèdent. Ils sont moins une cause qu’un indicateur. Un véhicule plutôt qu’une force créatrice. Ce n’est donc jamais le design le problème, même si c’est toujours à travers lui que le problème se pose, s’incarne et se répand. 


Plusieurs questions restent ouvertes : quelle autonomie pour le design en tant que discipline ? Eu égard au fait que “rien ne se passe jamais comme prévu”, peut-on vraiment considérer l’acte de conception comme un pur acte d’exécution ou bien faut-il lui reconnaître une dimension créatrice ? Enfin, que nous dit la place accordée au métier de designer et les caractéristiques qui lui sont attribuées (pensée systémique, réflexivité, prise de recul, itération, etc.) de ce qui fait défaut dans les diverses pratiques professionnelles, dans tous les domaines ? Quelle alliance entre les concepts de “design” et de “méthode” : pourquoi la réduction de l’un à l’autre est-elle problématique et que révèle-t-elle ? 


Pour l’heure, il est temps de remettre les pendules à l’heure et les responsabilités à leurs places : le design n’est pas en tant que tel une solution, pas plus qu’une menace. Les espoirs et les dangers sont ailleurs - le design et son indéfinition originaire en sont le terrain de jeu. Les designers ne sont pas des traîtres pour être, à leur tour, en proie aux contradictions que vous savez. Alors une dernière chose, à quoi je vous engage : chaque fois que vous entendrez ou que vous emploierez dorénavant le terme “design”, demandez-vous par quel autre terme il pourrait être remplacé et ce qu’apporte, permet ou empêche le choix de ce terme-là plutôt qu’un autre. Vous serez surpris-e-s... 


C’est dans le design que tout se joue, mais ce n’est pas le design qui joue.


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