Cet article s’inscrit dans la série Les nouveaux imaginaires, une série qui invite à décrypter nos imaginaires d'aujourd'hui et d’hier.
Les machines à café des incubateurs, fonds d'investissement et autres espaces de coworking ne bruissent que de lui. Chief impact officer, low impact, innovation à impact, impact.gouv, World Impact Congress, etc. Le terme “impact” semble aujourd’hui occuper une place centrale dans les stratégies d’innovation et de responsabilité sociale des organisations publiques et privées. Mais de quoi “l’impact” est-il le nom ?
La désirabilité soudaine que suscite ce terme a pourtant de quoi surprendre si on ouvre le dictionnaire. En effet, on est alors loin de l’imaginaire RSE et for good que revêt le terme dans ces acceptions modernes : il y est question “d’impact” au sens balistique du terme, de choc, de trace laissée, de collision… Ce n’est que récemment que semble apparaître dans le champ économique une interprétation se rapprochant du sens actuel, au travers de l’effet identifié provoqué par une décision.
Le progrès, l'innovation, l'impact
Comment expliquer que le terme, venu de la balistique, soit devenu l’apanage des initiatives visant à transformer la société vers un “mieux” ? “L’impact” peut-il être le fils illégitime du progrès ?
Le progrès, c’est la croyance intime que demain sera mieux qu’aujourd’hui. Cette croyance a modelé nos lectures du monde des siècles durant, engrenage puissant du développement de nos sociétés. Le progrès est bâti sur une dissociation première : d’un côté il y aurait la nature, de l’autre il y aurait la culture; d’un côté il y aurait l’Homme de l’autre la Terre. C’est la volonté de l’humanité de “se rendre maître et possesseur de la nature”, comme a pu le formuler Descartes, par la science et la technique.
Le progrès c’est aussi le cœur du projet moderne. La modernité émerge au XVIIe siècle par une rupture qui prend plusieurs formes et notamment :
- L’avènement de la rationalité, ce que Max Weber a appelé “Le désenchantement du monde” ou, plus précisément, sa “démagification”.
- Un rapport différent au temps, à la tradition : là où, auparavant c’est le lien entre “passé” et “présent” qui était valorisé, ce qui fait foi, dès lors, c’est le lien entre “présent” et “futur”, un “nouveau régime d'historicité” selon l’historien François Hartog.
Cet imaginaire de la “modernité” et du “progrès” a bercé l’émergence de nos sociétés industrielles. Selon Günther Anders dans "L'obsolescence de l’Homme” ce temps prend fin quand l’Homme a utilisé la technique non pas pour maîtriser la Nature, mais pour s’auto-détruire. A son époque, l'autodestruction de l’humanité a un nom, une date et même un lieu : 6 août 1945 à Hiroshima, 9 août 1945 à Nagasaki mais aussi Auschwitz ou Dachau.
A partir de ce moment, le développement de la société de l’époque devient orphelin de son moteur, le progrès. Parler de progrès devient alors contre-productif, daté voire même antinomique. Mais la nature a horreur du vide et petit à petit, un autre imaginaire prend sa place : l’innovation. L’innovation est conceptuellement plus floue que le progrès. Avec l’innovation on ne définit pas un sens, un horizon, un idéal ; on définit… un mouvement.
L’innovation existait auparavant, elle était de nature religieuse ou juridique et venait à décrire l’introduction d’une nouvelle loi ou dogme, charriant une connotation négative dans un monde très conservateur. Ce n’est qu’au courant du XXème qu’elle est reprise par la science économique qui en fait la condition du développement de nos sociétés. Sur les terres brûlées du progrès, elle s’enracine et devient synonyme d’un mieux économique commun, faisant de la mise en mouvement du monde une fin en soi.
De “l’impact” comme impensé à “l’impact” ciblé
Qu’en est-il de “l’impact” ? En quoi reprendrait-il les idées fondatrices de ses prédécesseurs et en quoi serait-il fondamentalement nouveau ?
“L’impact”, jusqu’à peu, désignait en somme les dommages causés par la fameuse “destruction créatrice” de Joseph Schumpeter. Selon le professeur autrichien l'apparition d’une innovation va, dans un premier temps, détruire une partie de l’existant, pour ensuite, créer. “L’impact” nommait alors l’ensemble des impensés des actions de l’Homme, dans son élan créateur : émissions de CO2, raréfaction des terres, acidification des océans,… Tout cela constituait le prix à payer pour voir nos sociétés se développer et croître.
Mais aujourd’hui, c’est comme pour le cholestérol ou pour le chasseur, il y a le bon et le mauvais impact. On parle “d’impact positif” et le qualificatif de positif est même en passe de devenir optionnel tant la notion se charge de plus en plus positivement. “L’impact”, comme l’innovation, suggère un mouvement, mais un mouvement opposé : un objet va à l’encontre du mouvement d’un autre. Dans “l’impact” il y a cette idée que l’initiative - que l’on présente à “impact” - va à l’inverse de la marche du monde, qu’elle prend à revers les événements. On admet ainsi, par la négative, que la marche du monde ne va pas dans le “bon sens”. On pourrait ainsi dire que “l’impact”, bien que reprenant les attraits du progrès, serait le symptôme de son échec.
C’est en cela qu’il faut comprendre le renversement de valeur qu’a connu la notion “d’impact”. Avec quelles conséquences ?
Impact entre humilité et hubris
Pensée contre les impacts négatifs de nos systèmes de production et de notre mode de vie, “l’impact” choisi devient une vertu faisant de la pérennité de notre monde sa maxime. Ici l’Homme n’a plus pour vocation de transformer le monde et de jouer un rôle de démiurge. A défaut de le modeler à son image, il conserve une capacité d’action sur celui-ci, une action “corrective”, “réparatrice”.
“L’impact positif “se veut être une frappe chirurgicale pour corriger les externalités négatives de nos actions sur le monde.. Humilité du projet, nous direz-vous ? Peut-être, mais cette visée s’appuie sur la croyance dans notre capacité à calculer l’impact des diverses politiques à impact. In fine, elle dénote ce que certains qualifieraient d’hubris techniciste, pensant le monde comme une équation dont on aurait trouvé les inconnus.
Homme machine et environnement machine à vivre
Au-delà de la filiation progressiste du terme, il est intéressant de le mettre en perspective avec l’avènement d’un nouveau champ sémantique issu des sciences naturelles qui a érigé au titre de vertus “la résilience”, “l’adaptation” au même titre que “l’impact”. La résilience désignant la capacité d’un matériau à absorber un choc en se déformant s’est vue transformée en qualité humaine à s’adapter aux traumatismes. Cette translation du champ d’application du terme a été opérée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik qui a vu dans cette fonction un bon moyen de décrire la façon dont notre psyché s’empare des événements extérieurs violents et se meut pour l’accepter et même construire dessus.
Cette logique a été utilisée récemment lors des discours du début de l’année 2020 faisant de la capacité de tous à prendre sur soi, une condition sine qua non dans la dite “guerre contre le Covid”. Enfin le mot a fait loi, lorsque, en 2021, a été promulguée, la loi “climat et résilience". De la physique à l’individu puis au projet de société dans un monde considéré comme adverse, le terme “résilience” partage un destin commun à celui de “l’impact”.
Pour ce qui est de “l’adaptation”, l’expression initialement darwiniste s’est transformée en injonction faite aux individus et à nos sociétés. C’est ce que révèle la philosophe Barbara Stiegler, dans son bien nommé “Il faut s’adapter”, qui fait remonter ce nouvel emploi aux pères fondateurs du néo-libéralisme qui ont ainsi procédé à une essentialisation du “progrès” industriel et économique. Dans un monde allant toujours plus vite et mettant en concurrence chacun, il serait de notre ressort de nous adapter pour ne pas devenir les rebuts anachroniques de cette nouvelle nature des choses.
Ces termes naturalistes essentialisent nos représentations du monde. Par cette simplification, ils vont restreindre le champ des actions mobilisables. Ici tout n’est que rapport de forces, un parti imposant à l’autre ses termes. On est bien loin du propos de l’anthropologue Philippe Descola qui rappelle, à qui veut bien l’entendre, que cette distinction entre Homme et Nature n’est qu’invention et nous invite à dépasser les dichotomies simplistes pour privilégier la dialectique.Ainsi “l’impact” devient l’avatar d’une pensée techno-solutionniste tendant à lire l’Histoire comme un rapport de force entre un Homme machine et un environnement devenu “machine à vivre”.
Dépasser l’impact ?
Bien que la notion “d’impact” puisse avoir des effets performatifs et mettre en mouvement certains actrices et acteurs - quels qu’ils soient (législateurs, entrepreneurs, militants…) - il apparaît nécessaire de s’en détacher pour laisser l’espace nécessaire à d’autres modalités d’action comme le renoncement, la volonté d’habiter le monde autrement, de la décroissance ou encore du low-tech. En effet, c’est au croisement de ces approches que des solutions peuvent apparaître.
Cette notion d’“impact” entérine aussi un changement de paradigme d’exercice du pouvoir où le complexe capitalo-industriel serait le seul à même de répondre aux enjeux de notre temps. En cela l’expression participe à l’assèchement du champ politique, “There is no alternative” aurait-on dit à une autre époque.
Elle se pense en dehors d’un débat démocratique. Le gouvernement y tient lieu de chien de berger tentant de donner un cap commun aux projets privés à “impact”. Pas étonnant que le citoyen en vienne à considérer que son pouvoir d’action pour un projet de société se limite aujourd’hui principalement à son pouvoir d’achat et délaissant dans un même mouvement les urnes, comme le signifiait dans son article la sociologue Laurence Kaufmann.
Empêchant un retour critique sur nos actions, par simplification des enjeux, et croyant proposer une alternative par les mêmes procédés qui ont mené à notre perte, la notion d’“impact” nous embarque dans une voie sans issue idéologique. A ne penser le monde qu’en une succession d’actions correctives, à “impact”, en oublierait-on que la conjugaison des approches est certainement la plus efficace, entre changements de comportements, solutions techniques, sobriété, etc. ? Comme souvent en termes d’imaginaire, il en va d’éviter l’hégémonie culturelle pour ouvrir le champ des possibles. Et éviter d’apporter de l’eau au moulin des tenants du « statu quo » qui sommeillent en nous…
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Anaïs Guillemané Mootoosamy est directrice du planning stratégique et de l'innovation chez W.
Edwin Mootoosamy Guillemané est docteur en Histoire et fondateur de la société de production audiovisuelle Choses Communes.
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L’édito de la série « Les nouveaux imaginaires » est à lire ici.
Le premier épisode : Le retour à la nature
Le second épisode : L’effondrement, la nouvelle fin du monde ?
Le troisième épisode : Travailler pour se réaliser ?