Les applications numériques seraient incapables de générer des comportements responsables. Pourquoi ?
Alexandre Mézard : Le numérique mobile nous habitue à nous accompagner dans l'atteinte d'objectifs personnels. Je veux m'entraîner à me concentrer, j'installe une application de méditation. Je veux être en forme, j'installe une application de renforcement musculaire. Ces applications constituent une nouvelle forme d'assistanat. Sauf que lorsque ces assistants personnels se donnent pour objectif de résoudre des enjeux collectifs, ils font porter la responsabilité de ces résolutions sur les individus. Cette individualisation des responsabilités peut générer un sentiment de culpabilité qui limite nos capacités d’action. Quand on se sait coupable, on accepte sa peine sans protester. Cet assistanat numérique fragmente aussi nos actions en de micro-tâches, ce qui ne permet pas de résoudre les grands enjeux de notre époque.
Pourtant, les « petits gestes du quotidien » ne permettent-ils pas à chacun, à son échelle, de contribuer à un monde plus durable ?
A.M. : Prenons deux exemples. Une fois mon application de mobilité partagée installée, tout me pousse à effectuer de plus en plus de trajets en covoiturage... Au lieu de prendre le train ou de limiter mes trajets, je participe à augmenter les déplacements en voiture, et donc, des émissions de CO2 associées. C'est l'effet rebond numéro un : l'objectif initial de l'application et les résultats obtenus sont en contradiction.
« On se persuade de faire le bien en légitimant tout ce qui fait que cela va mal »
L'autre effet rebond, c'est lorsque l'utilisation de ces applications mobiles « responsables » légitime le statu-quo et empêche la résolution des problèmes sous-jacents. Lorsque j'utilise une application qui permet de réduire le gaspillage alimentaire en achetant des invendus à moindre coût, je ne questionne rien : ni la surproduction, ni la surconsommation, ni l'inégale répartition de la nourriture. Je me persuade de faire le bien tout en légitimant tout ce qui fait que cela va mal. Cela renvoie à l'économie de la fonctionnalité : on n'interroge pas le pourquoi des problèmes mais le comment. On accole une solution fonctionnelle à un enjeu de société qui, lui, est bien plus complexe.
Si elles ne facilitent pas l’adoption de comportements responsables, pourquoi ces applications fonctionnent-elles si bien ?
A.M. : Les applications mobiles ludiques, responsables ou pas, exploitent nos biais cognitifs. Comme l'explique Sébastien Bohler, nous avons vécu 90% de l'histoire de l'humanité en tant que chasseur-cueilleur nomade et seulement 10% dans un environnement sédentaire. Nous restons sous l'emprise de notre cerveau reptilien, le striatum, caractérisé par cinq grands comportements inadaptés au monde actuel – l'accumulation, la recherche de pouvoir et de reconnaissance sociale, la séduction, la quête du moindre effort et la recherche d'informations sur son environnement. Leur activation libère de la dopamine et donc, du plaisir et l’impression de récompense. Ces comportements ne sont jamais satisfaits car la dopamine est une drogue très addictive. Pour le même niveau de plaisir nous devons en libérer toujours d'avantage.
Ce sont précisément ces comportements que les applications mobiles ludiques stimulent au quotidien. En nous donnant des points bonus ou d'expérience, des points de fidélité, elles activent notre désir d'accumulation. En nous faisant changer de statut lorsque l'on a atteint un seuil d'interactions (on devient alors un utilisateur « confirmé », « expert » ou « recommandé »), elles jouent avec notre désir de reconnaissance sociale. , et en nous permettant de noter ou de juger autrui (mettre des étoiles ou des notes de satisfaction), elles nourrissent notre besoin de pouvoir. Elles génèrent et nourrissent en même temps notre addiction à leur service.
La psychologie évolutive explique comment les applications numériques mobiles parviennent à retenir notre attention. Permet-elle d'expliquer leur incapacité à nous faire adopter des comportements responsables ?
A.M. : La fragmentation des tâches – trait caractéristique des applications mobiles - répond à notre quête ancestrale du moindre effort. Elle nivelle par le bas nos capacités d'action. Quand on télécharge une application anti gaspillage ou quand on clique sur un défi « zéro déchet », notre cerveau nous persuade que l'on a déjà fait une bonne action, que l'on fait partie de la communauté d'acteurs qui changent le monde. Alors que l’on n’a rien fait !
« Aujourd'hui, nous sommes sous perfusion continue d'informations et le volume a remplacé la densité »
L'autre levier de psychologie comportementale activé par ces applications, c'est la recherche d'informations sur son environnement - ce besoin vital du chasseur cueilleur nomade de la préhistoire. Aujourd'hui, nous sommes sous perfusion continue d'informations et le volume a remplacé la densité. Nous sommes devenus boulimiques d'informations brèves et simples, de notifications permanentes. Avec pour corollaire l'impression de connaître un sujet alors qu'on en a simplement parcouru une manchette. Notre cerveau nous trompe, avec la complicité des applications numériques mobiles. Il nous convainc que l'on a des connaissances et des capacités d'actions sur des enjeux qui, en réalité, nous dépassent.
Un numérique responsable est-il seulement possible ?
A.M. : Les mécaniques utilisées par le numérique mobile qui se dit “responsable” sont précisément celles qui sous-tendent les enjeux contre lesquels il prétend lutter. Le numérique de la trace, qui retient ses utilisateurs captifs par tous les moyens, ne peut pas faire émerger de comportements véritablement responsables.
Pourtant, un autre numérique est possible et souhaitable. Ce numérique serait ouvert et décentralisé. Il entraînerait notre esprit critique et développerait notre libre-arbitre plutôt que de le confier à un assistant personnel. Il nous encouragerait à prendre le temps, à approfondir plutôt que de survoler. Il nous inciterait aussi à nous réapproprier le langage pour contrer cette novlange bien ancrée et très violente de l'entre-soi des start-ups numériques. Dans ce milieu, on parle de « communautés » pour désigner des utilisateurs qui ne se connaissent pas, ne se connaîtront jamais et ne sont liés en rien si ce n'est l'utilisation d'un même service. Pourtant, le pouvoir de mobilisation et d’engagement de véritables communautés d’acteurs locaux qui se connaissent et se côtoient sont considérables.
“La communication, c'est le discours débattu, pétri et modelé pour l'action.”
Si le numérique actuel constitue un entre-soi, celui que vous prônez permettrait-il davantage de rencontres et de connexions ?
A.M. : Ce numérique serait un outil de communication plus que d'information ou de résolution de quoi que ce soit. Alors que l'on pensait que le libre accès à l'information nous ferait passer à une dynamique supérieure de communication, il nous rend moins curieux et moins enclins à l'échange. Il reste un outil d'information (de discours), là où la communication, c'est le discours débattu, pétri et modelé pour l'action. A l'heure où l'on individualise les responsabilités et les actions, nous avons besoin de ce pétrissage communautaire, par des personnes d'horizons différents, pour accoucher de solutions collectives efficaces.
Quel modèle de société permettrait l'émergence de ce numérique – à la fois plus ouvert et décentralisé, levier de communication et d'engagement ?
A.M. : La société dont nous avons besoin, c’est une société qui tend vers des formes de sobriété, dont l'économie privilégie la pérennité sur la croissance. Cette société n'inciterait pas à produire ou consommer toujours plus ; elle nous sortirait du dogme de l'hyper-croissance. On ne ferait plus des « start-up » mais des « last-long », des entreprises à taille humaine qui ne changeraient pas de braquet tous les quatre matins. Quelles sont tes convictions, qu’est-ce que tu transformes quand tu ne fais que “pivoter” ?
« L'accélération du monde devait nous faire gagner du temps, mais nous n'en avons jamais autant perdu »
Cette société nous encouragerait aussi à ralentir, à s'ennuyer pour créer. Aujourd'hui, on subit une injonction à la productivité. Comme tout s'accélère, nous devenons de plus en plus impatients pour ne pas « perdre notre temps ». Pourtant, attendre et prendre le temps, se concentrer, c'est se donner les moyens d'innover pour de vrai. Léonard de Vinci n'aurait jamais été Léonard de Vinci avec une télé ou un smartphone. Aujourd'hui, on évite l'ennui en faisant du remplissage, et comme le disait Pascal « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. » On vit dans un paradoxe : alors que l'accélération du monde devait nous faire gagner du temps (de travail, de transport, de communication), nous n'en avons jamais autant perdu. Et nous n’avons jamais été aussi malheureux.
_______
Co-fondateur de la start-up à impact POI incubée à Station F et visant à encourager l'adoption de comportements responsables par ses utilisateurs, Alexandre Mézard change aujourd'hui de trajectoire et s'apprête à commencer une thèse au CELSA sur « les effets rebonds politiques du digital à impact ».
_______