Aujourd’hui, on observe une certaine frénésie dans le rapport de notre société au temps. De quoi est-elle le symptôme ?
Le premier facteur de cette frénésie autour du temps, c’est le travail et le mode productiviste, qui découlent des transformations du capitalisme. À la différence de l’esclavage et du servage qui sont sans contrat, quand vous êtes salarié, vous avez un contrat et des horaires de travail. Vous ne vendez pas votre force de travail ; vous la louez pour un certain nombre d’heures, dix par exemple. Et ce que la bourgeoisie capitaliste du 19e siècle a compris, c’est que pendant ces dix heures, à chaque fois qu’elle accélère la cadence, elle peut vous en faire travailler quinze. Du coup, il y en a cinq qui ne sont pas rémunérées, et ainsi de suite au fur et à mesure que les gains de productivité augmentent ! C’est ce que Marx appelle le sur-travail. Le système capitaliste a donc eu cette invention géniale : faire du profit avec le temps.
Pourtant, n’y a-t-il pas une évolution “sociale” du capitalisme, qui redonne du temps aux travailleurs ?
Le sociologue Richard Sennett explique très bien cette évolution sociale du capitalisme au XIXe siècle. Au plus fort de la révolution industrielle, le capitalisme a dû se stabiliser, il était devenu trop sauvage. Ce qui importait, ce n’était plus la marchandise mais bien de gagner plus d’argent en faisant travailler les gens davantage, jusqu’à les tuer à la tâche. Le capitalisme est donc devenu “capitalisme social” : c’est l’apparition de paternalisme d’entreprise, de l’aide au logement des ouvriers... Dans quel but ? Pour que les ouvriers puissent récupérer leur force de travail, et être plus productifs. Marx l’avait prévu.
Aujourd’hui, on assiste à nouveau à un moment très sauvage du capitalisme où chaque parcelle de temps vide doit être remplie.
Est-on toujours dans cette forme de capitalisme social ?
Ce que je viens de décrire c’est du travail à la main, c’est Charlie Chaplin, ce sont les temps modernes. Tout ça n’existe plus : les nouvelles technologies ont fait irruption et le travail manuel a été automatisé. Il n’est plus alors question d’épargner les machines : le capitalisme social n’a plus lieu d’être. On assiste donc à nouveau à un moment très sauvage du capitalisme où chaque parcelle de temps vide doit être remplie. Prenons l’exemple du télétravail. Outre le fait qu’on n’est pas toujours dans de bonnes conditions chez soi, le temps est presque plus surveillé encore. Au bureau, vous pouvez prendre prétexte d’aller voir un collègue pour un dossier et en profiter pour prendre un café. Quand vous êtes chez vous, vous êtes connecté en permanence avec vos collègues, vous devez répondre immédiatement aux mails, aux messageries. Vous ne pouvez même pas vous dire “tiens, je vais en profiter pour faire ma lessive”.
Pourtant, de nouvelles formes de travail émergent, dans lesquelles on travaille à son compte, avec une plus grande marge de manœuvre sur son temps ?
En réalité, cela constitue la dernière sauvagerie du capitalisme actuel. Adieu les patrons, on contracte avec soi-même. Mais alors, il n’y a plus aucune limite ! Vous pouvez toujours faire plus ! C’est le mythe de l’“entrepreneur de soi” dont parle Foucault dans son séminaire de 1979-1980, Naissance de la biopolitique. Car en réalité, on a beau contracter avec soi-même, on travaille bien finalement pour des entreprises ou des patrons. Un livreur à vélo n’est pas réellement auto-entrepreneur : il dépend d’une entreprise qui lui fournit de la notoriété via la présence sur son application et le rémunère en fonction du nombre de courses effectuées. Le sujet contemporain est donc dans cette nécessité de traquer la moindre parcelle de son temps libre. Vous avez une heure : vous pouvez faire quelque chose. Et si vous n’avez pas gagné assez d’argent, vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous-même. Quel est le syndicat que vous allez rejoindre pour vous combattre vous même ?
Que disent ces évolutions du rapport au temps de notre société ?
On en vient au second facteur de cette frénésie du temps : le refus du caractère tragique de la vie humaine. C’est comme si on se défendait de la mélancolie, cette succession de stades de frénésie et d’abattement d’une douleur extraordinaire qui donnent au sujet le sentiment d’avoir tout perdu et même d’être la cause de la ruine du monde. Or, la mélancolie fait partie de la vie humaine. Nous sommes des êtres temporels et le temps est quelque chose qui nous échappe. Il nous ramène à cette réalité terriblement douloureuse que, de toute façon, il passe sans nous. Donner naissance à un enfant c’est lui donner du temps, et en même temps, on ne sait pas de combien de temps on dispose. Au fond, nous n’avons pas de maîtrise sur le temps, et donc le seul moyen d’échapper à la mélancolie est de ne plus avoir un seul interstice vide. Sinon c’est l’angoisse qui surgit, c’est le vide.
Nous sommes des êtres temporels et le temps est quelque chose qui nous échappe et qui nous voue à cette réalité terriblement douloureuse que, de toute façon, il passe sans nous.
Il faut traquer le vide du temps quitte à en mourir, quitte à tomber en burn out ou épuiser ceux qui nous entourent, mais surtout, se défendre de la mélancolie. C’est par exemple la course à la précocité que nous connaissons aujourd’hui : on a l’impression qu’on court vers la mort, car on veut éviter la mélancolie, mais on fonce dans le mur ! Le nombre de jeunes qui disent “si à 25 ans je n’ai pas abattu des montagnes et fait quelque chose d'incroyable, alors je ne le ferai jamais”. Il y a là un paradoxe extraordinaire : la promesse d’une vie de plus en plus longue, mais l’idée qu’après 25 ans, la vie ne compte pas.
Alors que faire ?
Accepter la perspective de la mort, et donc avoir conscience que le temps n’est pas en notre maîtrise. Comme le disent les stoïciens, “penser à la mort, ça n’est pas morbide”. C’est vivre chaque moment comme si c’était le dernier - et non pas courir après le temps pour être toujours en avance. Cela veut dire ne pas anticiper, car devant la mort l’anticipation est totalement absurde. C’est prendre la mesure de ce qu’est le temps et être autant que possible en règle avec soi-même à chaque moment de sa vie. C’est ce que j’entends par “retard”. Le retard permet de relancer l’action, de sentir notre vie et de prendre conscience de ce qu’il est important d’accomplir au jour le jour.
Le retard, c’est aussi le sentiment du temps, c’est ne pas laisser passer le sentiment de vivre.
Comme réintroduire ces variations du temps, ces doses de retard, dans une société qui n’en finit plus d’accélérer ?
L’éloge du retard, c’est un manuel du bon usage : j’exclus les retards pervers et névrotiques servant uniquement à démontrer que le temps est un rapport de force. Ce qui m’intéresse, ce sont les retards inopinés, auxquels on ne peut rien, qui nous surprennent comme des actes manqués. C’est quand un matin, je fais tout bien, je me lève à l’heure et que d’un coup, je me rends compte que je suis en retard. Que m’est-il arrivé ? Il faut réhabiliter cette petite marge du retard : ce temps autre qui s’ouvre à moi et qui introduit de l'altérité quand le cours du temps déraille.
Philosophe et psychanalyste, Hélène L’Heuillet enseigne la en philosophie morale et politique à Sorbonne-Université. Elle écrit en 2020 chez Albin Michel Éloge du retard.
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