Vous anticipez la fin du ski et entamez la transformation du modèle de Métabief. Quel a été l’élément déclencheur de cette transition ?
O. E. : En 2016, nous avions des questions d’amortissement liées à nos remontées mécaniques. Comme nous étions endettés suite à nos investissements dans la neige de culture, nous ne pouvions pas prendre le risque d’investir à nouveau lourdement sur le ski. Nous avons alors utilisé les données climatiques modélisées sur le portail du DRIAS et analysé les données météorologiques passées pour comprendre les perspectives qui se dessinaient : ces dernières nous indiquaient que le ski ne serait plus viable au cours de la décennie 2030-2040… Ce fut un choc. Une fois le choc passé, la collectivité a commencé à se projeter dans un horizon sans ski alpin pour 2030-2040, mais sans toutefois programmer cette fin. L’étape de transition à réellement commencé avec la création d’un pôle d’ingénierie en 2018. Un processus qui casse les silos avec une obligation de moyens et non de résultat. C’est cette approche qui nous vaut la casquette de “pionniers”.
Vous parlez de la fin du ski… est-ce une forme de décroissance que vous prônez ?
O. E. : Si l’on regarde uniquement le périmètre du domaine skiable, nous savons que rien ne pourra compenser l’effet économique du ski alpin, donc oui, c’est une forme de décroissance. Pour autant, je préfère parler de “dépolarisation des activités” car c’est plus audible et positif. Cela évite de crisper mes interlocuteur·ices. Pour autant, les termes qui posent le plus de problème aujourd’hui restent “fin du ski” ; termes que je me refuse de taire, car si moi je ne le dis pas, alors personne ne le dit et cela n’existe plus !
"On comprend ainsi que la fin du ski n’est acceptable qu’à la condition de trouver un ou des remplacements. C’est ce que j’appelle l’effet catalogue. Une sorte de disneylandisation de la montagne pour justifier le maintien des remontées mécaniques."
On entend parler de plus en plus de diversification et de tourisme quatre saisons. Ces stratégies prennent-elles acte de la “fin du ski” ou correspondent-elles à des stratégies pour conserver le statu quo ?
O. E. : Parler de diversification est une stratégie que le système a trouvé pour conserver son équilibre ; cela ne questionne pas le devenir du ski, mais permet de mieux encaisser les aléas. On meuble le vide laissé par le ski sans provoquer de changement profond puisque le ski reste le cœur du modèle économique. Un des risques que je perçois est que sous couvert de diversification, il reste possible de justifier auprès de financeurs des investissements dans les remontées mécaniques avec l’argument suivant : “Rassurez-vous, on fera du VTT de descente…”.
L’Europe, l’Etat et les Régions utilisent d’ailleurs cette sémantique de diversification et de tourisme quatre saisons. Les programmes qu’ils financent sont tous principalement orientés vers de l’investissement et de l’équipement, encore synonymes pour eux de performance économique. On comprend ainsi que la fin du ski n’est acceptable qu’à la condition de trouver un ou des remplacements. C’est ce que j’appelle l’effet catalogue. Une sorte de disneylandisation de la montagne pour justifier le maintien des remontées mécaniques.
De votre côté, à Metabief, comment avez-vous travaillé sur le scénario de la fin du ski ?
O. E. : Nous avons commencé par un travail de terrain en interne avec l’aide de techniciens et de pisteurs pour comprendre comment chaque secteur pouvait être impacté par le déclin du ski. Ensuite, nous nous sommes questionnés sur le pour quoi nous travaillons en station. Cela nous a permis de revaloriser les principes à la base de nos métiers plutôt que leurs résultats et performances. Une étape essentielle pour comprendre que le ski n’est qu’un moyen et que tout ne s’effondre pas sans lui. En parallèle, nous avons travaillé à sauver ce qui peut l’être sur le périmètre de la station. Notre stratégie sur ce point, avec dernièrement la mise en place d’une luge sur rail, diffère peu de ce qui se fait ailleurs. Notre différence réside principalement dans notre affirmation que rien ne remplacera le ski et que pour ce faire, nous devons concentrer nos efforts sur le territoire dans son ensemble et non uniquement sur l’équipement ou la station. Un parti pris qui nous a amené à lancer une démarche de MASTERPLAN pour tracer la trajectoire de notre modèle touristique pour 2040. Une démarche fondée sur le capital humain et des processus de coopération dans le but de construire une nouvelle économie - pensée sur la durée et pour l’ensemble du territoire - et d’éviter d’entrer en crise lorsque le ski s’arrêtera.
"Ce qui est mis à mal avec la fin du ski, c’est le système productiviste des stations, pas notre capacité à vivre heureux dans les territoires de montagne"
Dans l’étude PACT2 (Parcours apprenants et communs des transitions des territoires), nous avons observé la présence d’un fort leadership dans les territoires mettant en place des démarches de transformation. Est-ce le cas pour vous, à Métabief ?
O. E. : En théorie des systèmes (Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Seuil, 1992) chaque processus de transformation d’un système serait caractérisé par un binôme. Un leader situationnel pour incarner le pouvoir et porter le récit, et un marginal sécant pour incarner le changement sans vouloir le pouvoir. A posteriori, dans notre processus de transformation à Métabief, je pense avoir joué le rôle de marginal sécant et mon président celui de leader situationnel. De mon côté, j’ai vite compris que je ne pouvais pas m’accrocher à mon poste d’exploitant de la station si je souhaitais engager le changement. J’ai donc préféré me retirer et rester en retrait. Quant à mon président, il a à tout moment conservé le pouvoir tout en faisant preuve d’humilité. L’important réside dans la confiance que s’accordent les membres de ce binôme, dans leur capacité à planifier tout en acceptant l’émergence de nouvelles idées et enfin leur volonté de célébrer les étapes franchies pour maintenir la dynamique collective.
Quelles sont les spécificités des territoires de montagne ? En quoi le modèle économique diffère-t-il des autres territoires ?
O. E. : Les territoires de montagne ont des points communs : leur rôle de réservoirs d’eau, leur biodiversité très riche, leurs difficultés d’accès… ainsi que leur modèle touristique construit pour la plupart avec les plans neige. Ce modèle de développement a provoqué une polarisation économique autour des stations, de sorte qu’aujourd’hui ce sont elles qui imposent le rythme sur les aspects touristiques de ces territoires, et parfois au-delà... Pendant la crise de la covid-19, on entendait souvent de la part de certains exploitants que “sans les stations, les territoires de montagne seraient foutus”. Cela reflète bien les interdépendances que les stations ont créées avec le reste des territoires. Argument que je réfute : ce qui est mis à mal avec la fin du ski, c’est le système productiviste des stations, pas notre capacité à vivre heureux dans les territoires de montagne. Cet argument reflète selon moi une vision du passé à contresens des impératifs sociaux et écologiques de notre époque. Un discours qui ne profite qu’aux tenants du système.
Avez-vous le sentiment que la profession évolue dans le bon sens en dehors de Métabief ?
O. E. : Les prises de conscience des professionnels s’accroissent. Des entrepreneurs visionnaires commencent à bouger leur modèle, des professionnels des domaines skiables s’inquiètent pour leur avenir… Autant de signaux positifs qui entrent en dissonance avec les discours que l’on entend de la part des représentants des corporations. Cela dit, je remarque aussi une forme de “greenwashing” des stations de ski avec des labels, de l’éco-responsabilité, de l’éco-engagement… Autant d'actions qui selon moi permettent au modèle de continuer en retrouvant un certain équilibre, mais ne répondent pas aux réels enjeux.
Que pensez-vous des personnes qui brandissent l’argument du ski-bashing ?
O. E. : Je ne pense pas qu'il soit question de ski-bashing. S’il est vrai qu’en France j’observe une sensibilité particulière que je ne retrouve pas en Suisse, en Italie ou en Autriche, où l'on ne pointe pas du doigt les conditions d’enneigement, ces discussions témoignent d’une maturité de la France sur le sujet. L’aspect innovant des Etats généraux pour la transition du tourisme en montagne organisés en 2021 en témoignent, tout comme l'exigence plus forte de notre réglementation environnementale par rapport aux autres pays européens. Les domaines skiables qui disent “Arrêtez de nous attaquer, nous ne sommes que des victimes du réchauffement climatique” ne font qu’adopter une posture de communication visant à préserver le système.