Cet article a été rédigé suite à l'événement Croyances numériques organisé par le Collège des Bernardins et Ouishare le 26 janvier 2022. Il s’inspire particulièrement de deux tables-rondes :
- « Peut-on encore faire société à l’heure des relations virtuelles ? », animée par Samuel Roumeau, fondateur de Bonne Question et avec Alhassana Diallo, directeur du centre social Guy Toffoletti à Bagnolet, Iman Hedayati Dezfouli, professeur de mathématiques et co-fondateur de la chaîne YouTube Hedacademy, Jacopo Bodini, docteur de recherche en Philosophie et chercheur postdoctoral, Université Jean Moulin Lyon 3, en collaboration avec le département « Humanisme numérique » du Collège des Bernardins et Joëlle Zask, philosophe, auteure de nombreux ouvrages reliant démocratie et écologie ;
- « Public fragile ou fragilités du numérique ? », animée par Taoufik Vallipuram, président de Ouishare et avec Aurélien Modurier, adjoint au maire d'Annecy, en charge de la transition numérique et de la ville intelligente et Soraya Aïchour, directrice de l'action sociale, du logement et de l'insertion à Saint-Ouen-sur-Seine.
Année après année, de plus en plus d'interactions de notre quotidien basculent dans un format « numérique ». Se parler par Facetime, s'écrire sur Whatsapp, échanger avec son conseiller des impôts par mail (si ce n'est pas par robot conversationnel interposé) ou encore remplir un formulaire en ligne. Que nous disent ces formes d'interaction numérisées ? En quoi diffèrent-elles de leurs cousines « en présentiel » ? Quels liens peut-on bien tisser lorsque l'on est « à distance » ?
Ce qui se joue dans le face-à-face
Vous ne l'apprendrez pas en lisant ces lignes : les interactions virtuelles, par écrans interposés, n'ont rien à voir avec leurs équivalents physiques. Quand nous sommes face-à-face, nous voyons l'autre au-delà de son image sur notre écran et du son de sa voix dans nos écouteurs. L'interaction est sensorielle et corporelle – soit directement, pensons aux poignées de mains ou aux accolades, soit indirectement au travers de la captation du regard de l'autre, de l'observation de la gestuelle, de l'identification des intonations de la voix. Autant de caractéristiques de ce que l'on appelle le non verbal, qui facilitent la compréhension de l'autre, voire même l'anticipation de ce qu'il ou elle va dire, et donc l'échange. Pour la philosophe Joëlle Zask, ce qui se joue dans les interactions en face-à-face, c'est notre capacité à reconnaître l'altérité de l'autre. Car ce qu'il ou elle dévoile dans le cadre de cette interaction, c'est l'une de ses « faces », l'une de ses singularités. Cette « face » dépasse la personne dans son objectivité – elle va au-delà de son image ou de sa voix – sans pour autant se confondre avec sa subjectivité profonde, son être. La face que l'on donne à voir et à entendre constitue toujours un savant mélange, à mi-chemin entre les deux : c'est ce que l'on choisit de présenter à l'autre.
Interactions numérisées, nouvelles possibilités
Sans comporter cette dimension profonde et subjective de l'interaction en face-à-face, les médiums numériques offrent des possibilités que le présentiel ne permet pas.
Encore peu diffusés dans les institutions, ces outils de communication originaux permettent d'explorer de nouvelles façons de transmettre, d'apprendre, de jouer. Pour le professeur de mathématiques, Iman Hedayati Dezfouli, donner des cours de maths via une chaîne Youtube permet de s'affranchir des codes qui prévalent dans les classes et peuvent éloigner, parfois, les élèves des apprentissages. Il a fondé Hedacademy et n'hésite pas à utiliser un vocabulaire plus accessible dans ses vidéos : il parle par exemple de nombres « adorables » pour qualifier les nombres faciles à additionner ou multiplier.
Comme tout médium d'interaction et à l'image du « face-à-face », les outils numériques offrent des possibilités d'exposition et de dissimulation de soi qui leur sont propres. Lorsque je suis en visioconférence par exemple, avoir mon nom affiché permet à mes interlocuteurs de m'interpeller directement, sans que j'aie à donner oralement mon identité. Ce qui n'est pas possible dans un contexte d'interaction physique, à moins d'avoir son nom étiqueté sur soi ! En permettant d'écrire sous pseudonyme, le médium numérique permet également une forme d'anonymat. En cela, il constitue un espace d'exploration de soi et de ses différentes facettes.
Il est donc clair que les différents contextes d'interaction, physique et numérique, présentent chacun leurs intérêts propres. Si tant est que l'on connaisse les possibilités offertes par chacun de ces médiums, quel problème peut bien poser la numérisation de nos interactions ?
Pour une société des liens
Pour Joëlle Zask, la réponse est claire : c'est lorsque les interactions numériques remplacent exclusivement les interactions physiques que le bât blesse. Car on l'a vu, ces formats d'interaction ont beau être complémentaires, ils ne sont pas substituables. Pourtant aujourd'hui, force est de constater que nous faisons tout le contraire : dématérialiser rime avec suppression des services publics de proximité. L'objectif de cette numérisation-là, c'est la massification, qui permet à la fois de réduire les coûts et de standardiser les personnes et les situations, dans une logique industrielle d'efficience. Il n'est alors pas question de soigner le lien entre les personnes.
Mais n’a-t-on pas besoin, dans toute interaction comportant une dose d’exposition de soi, d’être accueilli et rassuré par un cadre clair ? Et à quoi pourrait bien ressembler ce cadre, qui permettrait de soigner la qualité des interactions quelles qu'elles soient, virtuelles ou physiques ?
Premièrement, des lieux propices à l'interaction, qui soient familiers et accessibles. Que l'interaction soit physique ou numérique, la règle ne change pas : faire une visioconférence depuis le métro n'est ni rassurant ni confortable, tout le monde en conviendra.
Deuxièmement, les codes de l'interaction doivent être clairs et partagés. Instaurer un rituel d'accueil, un geste de bienvenue, une expression pour lancer la discussion. Mais si, regardez : c'est aussi bien votre ami qui vous dit « Salut » que votre ordinateur qui fait ce son si particulier quand il s'allume... son « bonjour » à lui. Pour les travailleurs sociaux, ces rituels d'interaction revêtent une importance particulière. Ils permettent de rassurer leurs interlocuteurs, de leur signifier qu'ils sont en terrain connu. Et en la matière, il y a autant de techniques que de contextes et de personnes. Soraya Aïchour, directrice de l'action sociale, du logement et de l'insertion à Saint-Ouen-sur-Seine en sait quelque chose. Entre un SDF, une personne alcoolisée, un parent angoissé ou une personne âgée, on n'utilisera pas les mêmes codes pour mettre l'autre dans les meilleures dispositions.
Troisièmement, pas d'interaction sans personnes humaines. Pour le chercheur Jacopo Bodini, nous avons besoin de personnes qui jouent le rôle de corps intermédiaires pour donner un sens commun à nos paroles individuelles. Sans elles et à l'heure des réseaux sociaux mondialisés, le risque est grand de voir nos interactions diminuées par des messages brouillés, masqués par des individualités hypertrophiées. Dans un autre contexte, nous avons besoin de personnes qui accompagnent et facilitent les interactions. Il peut s'agir, par exemple, d'aider une personne âgée à déclarer ses impôts en ligne ou d'interpréter les propos d'une conseillère Pôle Emploi pour un travailleur non francophone. Et Alhassana Diallo, directeur du Centre Socio-Culturel Guy Toffoletti à Bagnolet, de rappeler le grand paradoxe de la dématérialisation : numériser une démarche administrative, c'est remplacer un agent au guichet par un aidant de proximité. Illustration parfaite de notre propos : interagir grâce à des médiums numériques n'enlève pas le besoin de lien et d'accompagnement dans l'échange. Bien au contraire.
Récapitulons. Il s’agit de choisir avec attention le lieu, les codes et les personnes qui façonnent nos interactions, physiques comme virtuelles. Et si tout cela n'était au fond qu'un moyen de restaurer une confiance que nous aurions perdue en numérisant nos interactions ? C'est en tous cas la thèse qu'avance Mark Hunyadi dans son dernier ouvrage Au début est la confiance (Le Bord de l’Eau, 2020). Loin de pouvoir contrôler l'ensemble de nos interactions avec le monde extérieur depuis un cockpit entièrement numérisé, nous devons retrouver la confiance qui nous lie fondamentalement au monde. Là réside, semble-t-il, la clé d'interactions sereines, apaisées et de qualité.
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