Dans ton premier livre, Sport-washing, tu évoques un écart entre les discours que l’on porte sur le sport et la réalité. En quoi le sport pratique t-il du washing ?
Sport-Washing est un livre coup de gueule écrit pour révéler le décalage entre les projets à impact social que je coordonnais chez PLAY International et les discours que j’entendais qui mettaient constamment en avant les qualités soit disant intrinsèques du sport. Selon ces discours, le sport serait l'école de la vie, un ascenseur social... Or ces soi-disant valeurs du sport relèvent d’un mythe bien documenté construit depuis la seconde moitié du 19ème siècle. Pourtant malgré les critiques, le mythe persiste. L’idée que les valeurs du sport lui seraient intrinsèques reste le discours dominant. Pour preuve : il reste systématique de dire “le sport est” et non “le sport peut”, et même les Nations Unies qui ont donné une légitimité au sport dans le champ du développement social reprennent ce narratif. Nous avons complémentent essentialisé ces valeurs alors qu’il n’est pas automatique que le sport apporte des solutions dans le champ social. Certaines initiatives peuvent même induire des effets négatifs ou pervers comme l’amplification des stéréotypes de genre par exemple.
Dans Le sport des solutions, j’ai donc souhaité partager des récits qui montrent ce que le sport peut être, des histoires qui révèlent qu’il ne va pas de soi de créer des initiatives sportives à impact social.
“Il reste systématique de dire : “le sport est” et non “le sport peut”... Nous avons complémentent essentialisé ces valeurs.”
Justement, en quoi les initiatives que tu présentes sont-elles différentes des projets développés par de nombreuses institutions ? Je pense notamment au programme mis en place par la FIFA dans des pays en voie de développement.
C’est la finalité qui diffère. Alors que la démarche de la FIFA cherche à développer le football, les initiatives que je présente recherchent le développement de l'humain. On touche ici à une ligne de tension historique entre d’un côté les initiatives au service du développement d’un sport et de l’autre celles qui utilisent le sport pour le développement de l’humain. Les premières se font dans une logique de promotion d’une discipline quand les secondes se font dans une logique de solution à un défi social ou environnemental. Le problème avec l'essentialisation des valeurs du sport, c’est qu’il est parfois difficile de faire la différence. Une manière d’y voir plus clair est de s'interroger sur la discipline choisie et la manière dont elle est utilisée. A t-elle été choisie à partir des besoins de la population bénéficiaire pour maximiser l’impact, ou a-t-elle été décidée auparavant ? L'initiative Pour le sourire d’un enfant que je décris dans le livre illustre ce cas de figure. Cette association sénégalaise propose des cours d’escrime à des jeunes en prison pour limiter les risques de récidives. Or il va sans dire qu’il aurait été plus simple pour les organisateurs d’organiser des cours de foot plutôt que de donner accès à une arme aux détenus.
Pourquoi avoir privilégié une approche au plus près du terrain à l’image d’un reporter ?
Il est difficile de se rendre compte des potentiels du sport et de sa dimension sociétale si on ne va pas sur le terrain. Quand j’ai rejoint PLAY, j’avais du mal à imaginer comment le sport et l’économie sociale et solidaire (ESS) pouvaient vraiment se combiner. C’est durant mon premier voyage en Haïti que j’ai découvert qu’à travers des jeux sportifs on peut par exemple faire de la prévention contre le choléra. C’est là-bas, sur le terrain, que j’ai pris la mesure des potentialités du sport et que j’ai réalisé qu’ici nous n’avons pas encore compris que le sport peut être un levier puissant en matière d'impact social. C’est pour cela que j’essaie modestement dans le livre de permettre au lecteur d’entrer en immersion dans chacune des initiatives que je présente. Je souhaite à la fois montrer la diversité de projets possibles, montrer leurs singularités et pourquoi il serait vain d’essayer de les dupliquer ailleurs à l’identique. Mais aussi, et c’est l’objet du dernier chapitre, interroger leurs points communs et les apprentissages que nous pouvons en tirer.
“Les acteurs du sport traditionnels ont tardé à s'intéresser à l'impact social et les acteurs de l'ESS ont tardé à considérer le sport de manière sérieuse et à le voir comme autre chose qu'un loisir.”
Est-ce propre à la France de ne pas avoir pris la mesure du potentiel social du sport ?
En France comme ailleurs, il est encore nécessaire de faire de la pédagogie pour justifier l’existence de projets hybrides au croisement entre sport et ESS. Nous restons englués entre une vision du sport qui est soit idéalisée soit inconsidérée, si bien qu’il est difficile de trouver une voie intermédiaire. Notamment parce que les acteurs du sport traditionnels ont tardé à s'intéresser à l'impact social et les acteurs de l'ESS ont tardé à considérer le sport de manière sérieuse et à le voir comme autre chose qu'un loisir. Un cloisonnement que l’on retrouve d’ailleurs dans les institutions au niveau des ministères et des collectivités qui ne savent pas dans quelles cases mettre ces initiatives - sport ou éducation ?
La bonne nouvelle, c’est que les Jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 sont à plusieurs égards un accélérateur. Jamais auparavant il y avait eu une stratégie aussi formalisée associée à des moyens sur le sujet de l’impact social du sport. Le fond de dotation dont l’enveloppe s’élève à 50 millions d’euros est certes marginal par rapport à l’enveloppe globale de l’événement, mais a permis de lancer une certaine dynamique.
“Le sport a selon moi trois caractéristiques qui en font un outil efficace pour répondre à des problématiques sociales : son attractivité, sa transversalité, et sa malléabilité”
Tu parles du potentiel du sport, mais quel est-il ? Pourquoi le sport est-il un puissant outil pour mener des projets sociaux ?
Le sport a selon moi trois caractéristiques qui en font un outil efficace pour répondre à des problématiques sociales : son attractivité, sa transversalité, et sa malléabilité. La typologie qui catégorise les projets sportifs au niveau de l'Union Européenne permet de mieux comprendre ces dimensions. Dans la première catégorie, celle dénommée “Sport”, sont classés les acteurs historiques dont l’objectif est de favoriser l'accès à la pratique sportive et de lutter contre la sédentarité et l’inactivité physique. Dans la seconde catégorie, les “Sport plus” sont classés les projets qui utilisent l’attractivité du sport pour apporter un service aux publics qu’ils arrivent à mobiliser et à fidéliser grâce au sport. Cela peut être par exemple de l’aide au devoir. Et enfin, dans la catégorie “Plus sport” se retrouvent des structures comme Wave for Change dont je parle dans le livre. Une initiative née au Cap dans l’Afrique du Sud post-apartheid où les inégalités et les discriminations liées à la couleur de peau sont encore criantes. Un programme qui joue sur la malléabilité et la transversalité du surf pour inventer des pédagogies et des activités hybrides à destination d’enfants en situation d'extrême pauvreté et qui pour la plupart ne savent pas nager. Une initiative particulièrement puissante, loin des cours de surf traditionnels que l’on pratique à Biarritz.
Je pense par ailleurs que si le sport a une raison d’être, alors c’est peut-être celle de l’Ubuntu, un concept né de la philosophie africaine et popularisé par Desmand Tutu et Neslon Mandela après l’apartheid. L’idée, d’après l’expression du philosophe Souleymane Bachir Diagne, de “faire humanité ensemble et d’humaniser le monde”.
Penses-tu que nous devrions développer le sport pour le mettre au service d’objectifs plus larges, plutôt que de le penser comme une fin en soi ?
Je pense qu’il y a la place pour qu’une diversité de pratique puisse coexister. Le sport “simple” reste utile pour lutter contre la sédentarité et l'inactivité physique, et il participe au bien-être de nombreux individus, moi y compris. La question à se poser est selon moi celle-ci : comment pouvons-nous sortir d’une vision binaire et limitante du sport pour laisser plus de place aux sports conçues pour avoir un impact social ? Doit-on passer par des mécanismes de redistribution plus importants pour qu'un club qui souhaite développer un projet pour des migrants ne galère plus à trouver 3000€ alors que Neymar est payé x millions d'euros pour jouer au football ? Doit-on créer de nouveaux récits sportifs ?
Des questions éminemment politiques, puisqu’en proposant des expériences aux participants loin des chronomètres, des règles sportives standardisées et des institutions traditionnelles, le sport à impact, même s’il ne se définit pas en opposition au sport traditionnel, remet en cause ce qui fait le ciment du sport moderne.