Cet article a été rédigé suite à l'événement Croyances numériques organisé par le Collège des Bernardins et Ouishare le 26 janvier 2022. Il s’inspire particulièrement de la table-ronde « La numérisation, un choix politique qui ne dit pas son nom ? », animée par Dan Geiselhart, fondateur des médias TechTrash et Climax et avec Diana Filippova, conseillère au cabinet de la Maire de Paris, auteure de « Technopouvoir, dépolitiser pour mieux régner » (Les Liens qui libèrent, 2019), Nicolas Vanbremeersch, président de Renaissance Numérique et Taoufik Vallipuram, président de Ouishare.
Technologies politiques et politique des technologies
On raconte qu'elles ont été inventées dans des garages, par une poignée de « geeks » passionnés de la Silicon Valley... Vraiment ? Les technologies numériques sont-elle un pur produit de la « société » et de l'« innovation », que le politique n'aurait fait qu'accompagner ? Se pourrait-il qu'elles soient neutres, éloignées de toute dimension politique ? Pour répondre à cette question, encore faut-il savoir ce que signifie « politique ». La première définition donnée par le dictionnaire est on ne peut plus claire : relatif à l'Etat, aux affaires d'Etat.
Dans ce cas, sans nul doute, les technologies numériques sont politiques. C'est ce qu'explique Diana Filippova dans son ouvrage Technopouvoir. Dépolitiser pour mieux régner. (Les Liens qui libèrent, 2019) : elles ont été mises au point aux Etats-Unis dans le contexte de la Guerre Froide pour faire face au bloc soviétique. En remontant un peu plus loin dans l’Histoire, le même constat s’impose. Au tournant des 18e et 19e siècles, les nouvelles technologies industrielles sont légitimées par un pouvoir politique qui impose aux travailleurs et à l'environnement un monde capitaliste fondé sur un système de production extractiviste et intensif. Cette transformation des modes de production n'allait pas de soi. Elle a été accompagnée et permise par tout un arsenal politique de lois et de mécanismes de répression des opposants à ce mouvement. En témoignent les arrestations des luddites, ces artisans britanniques qui détruisent les métiers à tisser que l’on voit fleurir dans les manufactures, ainsi que la promulgation en 1812 au Royaume-Uni d'une loi instaurant la peine capitale pour le bris de machine.
Aujourd'hui, le développement des technologies numériques demeure intimement lié au politique. Pour preuve : les grandes plateformes numériques consacrent des budgets importants à leurs directions « affaires publiques », qui ont pour objectif de décrypter et d'influencer les politiques publiques en faveur du développement technologique et commercial de leur entreprise.
Donc, pour récapituler, si l'on comprend ce qui est « politique » comme tout ce qui est lié à la gestion des affaires publiques par l’État et ses partenaires, les technologies numériques le sont définitivement. Que l'on songe aux débats à l'Assemblée Nationale autour de la loi Avia, aux thinks tanks qui livrent des recommandations sur l'épineux sujet de la taxation des géants du numérique ou encore au règlement européen sur la protection des données, les enjeux numériques sont politiques.
Débats autour de la numérisation : les citoyens aux abonnés absents
Mais quid des grands absents de ces discussions et débats, les citoyens ? Si l'on comprend la « politique » comme la gestion de la vie dans la cité au sens large, les citoyens et citoyennes ne devraient-ils pas être associés aux décisions relatives au développement des technologies numériques ?
Pour Taoufik Vallipuram, président de l'association Ouishare, les citoyens sont, dans leur grande majorité, trop peu impliqués dans ces discussions... alors même qu'ils sont les premiers concernés ! Selon lui, le débat sur les technologies numériques est aujourd'hui capturé, et donc dépolitisé, par nos gouvernants. Plutôt que de discuter avec les habitants des enjeux liés à la numérisation, les politiques en place les infantilisent. Le RGPD fournit un bon exemple : plutôt que de permettre aux personnes de comprendre les implications de la collecte des données à caractère personnel, et d'avoir la marge de manœuvre suffisante pour faire leurs propres choix en conscience, il nous transforme en gestionnaires de cookies. De façon insidieuse mais bien réelle, le RGPD tel qu'il est mis en œuvre par les organisations nous oblige à consentir en cliquant sur « J'accepte ».
Pour une politisation de la numérisation de la société
Mais alors que les services numériques ont infusé dans chaque lieu et chaque instant de nos vies, de façon toujours plus intime, comment expliquer notre relatif éloignement des discussions politiques qui consacrent et dessinent leur développement futur ? Il faut dire que ces sujets sont abordés sur un plan très technique. Ce qui est débattu, ce sont les modalités de mise en œuvre de ces technologies : comment les rendre inclusives, sécurisées, protectrices... Il n'est pas question d’interroger le fait même de les adopter. L'horizon du politique semble donc aujourd'hui se réduire à celui du faisable (si une technologie existe, déployons-là) et du réglementaire (si les fake news se multiplient, imposons une vérification systématique des informations qui circulent sur le net). Ce que ce constat révèle, c'est la portée de la dépolitisation des enjeux liés aux développements numériques, qui ne laisse pas de place à de véritables remises en question, dans lesquelles les citoyens auraient pourtant toute leur place. La 5G nous en a donné, s'il en fallait, un exemple « éclairant » : l'adoption de cette technologie a été entérinée sans qu'aucun véritable débat citoyen n'ait pu avoir lieu sur le sujet. Et ses opposants d'être relégués au rang d' « amish » s'éclairant à la « lampe à huile ».
De quelle société voulons-nous ? Les technologies numériques ont-elles une place dans cette société ? A quels endroits et dans quelle mesure ? Voilà les questions politiques auxquelles nous devons répondre sans plus attendre. Non pas entre experts, mais avec l'ensemble de la société civile. L'enjeu est de taille : redonner aux technologies numériques leur statut politique et par là-même, décider collectivement de la place qu'on souhaite leur accorder.
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