Magazine
January 11, 2018

L’organisation collaborative : et si nous imitions les abeilles?

La ruche est un organisme vivant, dont la température intérieure de 36° est garantie par un réseau presque cellulaire : les abeilles. Henry Duchemin de Mélilot Consulting s’est intéressé de près à ces insectes mythiques capables de s’auto-organiser pour assurer la pérennité de la ruche. Interview de ce sociologue, apiculteur, consultant qui s’inspire de la nature pour en mobiliser le génie au bénéfice des humains. [caption id="" align="alignleft" width="166"]

Henry Duchemin - sociologue, apiculteur, consultant[/caption]

Du désir individuel au bien collectif

OuiShare. Quelles sont les principales différences entre les ruches et les entreprises ?

Henry Duchemin. Dans la nature, l’objectif de tout système vivant est de le rester. Cette logique fondamentale commande toutes les autres. C’est elle qui explique pourquoi les abeilles s’organisent pour coproduire du miel, élever collectivement des générations futures, résister ensemble aux froidures de l’hiver. Je ne suis pas sûr que ce principe essentiel d’assurer la survie de nos sociétés soit encore celui qui gouverne nos organisations actuelles ! Pourtant, nous sommes parties prenantes et solidaires de tout le monde vivant et de la planète Terre. En oubliant cela, nos organisations humaines contemporaines nous conduisent à une impasse collective…

O. Qu’est-ce qui incite les individus à contribuer au succès d’une organisation ?H. D.

L’homme est un animal qui se distingue par sa capacité à se motiver de façon à la fois individuelle et collective. Pour revenir à la ruche, la dimension individuelle de l’abeille n’existe quasiment pas, toutes ses actions sont motivées par l’intérêt commun et collectif. Ce qui distingue l’homme de l’abeille, c’est son individualisme, sa singularité intrinsèque, son aptitude au désir, au plaisir et au délire. Ces trois aptitudes peuvent se combiner pour le pire, un égoïsme destructeur, ou le meilleur, une intelligence collective et créatrice extraordinaire. O. En quoi la diversité est-elle avantageuse pour une organisation?H. D.

Plus des individus sont différents, plus les relations qu’ils tissent entre eux apportent une variété inimaginable de solutions. La combinaison de ces aptitudes individuelles et collectives entraîne une créativité, une capacité d’adaptation et une intelligence collaborative qui constituent l’un des secrets de l’évolution des organismes vivants depuis des milliards d’années. Même dans la ruche, les abeilles ne sont pas des clones puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes gènes paternels (polyandrie). C’est sans doute une des clés de la capacité de la ruche à s’adapter, à trouver des solutions nouvelles et à communiquer de façon efficiente.

Une reine sans pouvoir

O. Comment une ruche peut-elle être si efficace alors qu’il n’y pas d’organisation hiérarchique ?H. D.

La reine des abeilles a pour fonction essentielle de pondre pour donner naissance à toutes les abeilles de la ruche. Mais elle n’a pas de rôle hiérarchique. Il est impossible que 50 000 abeilles attendent les ordres d’une seule d’entre elle pour agir : elles ont la capacité de s’auto-organiser.

Flux libres

Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres (...) Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir

O. Comment les abeilles communiquent-elles ?H. D.

Les abeilles sont hyper connectées entre elles. Elles ne cessent de se parler, de se toucher, de se sentir, d’échanger des odeurs, des hormones, de la nourriture, de vibrer, de se regarder et même de danser pour communiquer. Bien avant nous, les abeilles ont mis au point des réseaux au moins aussi puissants que notre Web. D’ailleurs quand on parle de « Buzz », on parle du bourdonnement collectif et communicatif de la ruche, de la capacité des abeilles à vibrer et résonner ensemble. O. Comment pouvons-nous transposer cette observation pour une meilleure communication dans nos organisations ?

H.D. Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres : voilà une définition de ce qu’on pourrait appeler une forme d’intelligence collective, toujours plus bénéfique que la connerie individuelle. Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir.

O. Les humains sont-ils dans la bonne direction ?H. D.

Au moment où la population humaine n’a jamais été aussi nombreuse, nous devons faire face à l’échelle de l’humanité toute entière à des défis collectifs vitaux. Et justement, voici qu’émergent des moyens de communications nouveaux, interactifs, mondiaux, qui nous donnent la possibilité d’échanger des informations, des idées, des initiatives, des visions au sein de l’immense communauté humaine. Comme si la nécessité d’interagir ensemble et collectivement trouvait les moyens technologiques nécessaires au développement d’une intelligence collective planétaire. Nous avons maintenant les moyens de nous organiser comme les abeilles à miel de la ruche.

Les 7 métiers

O. Les abeilles ont-elles des rôles prédéfinis ?H.D.

Il n’y a pas d’abeilles ouvrières spécialisées dans la ruche : chaque abeille va évoluer tout au long de sa vie pour occuper successivement ce qu’on appelle « les 7 métiers de l’abeille ». Ces métiers évoluent avec l’âge de l’insecte : d’abord nettoyeuse, puis nourrice, logisticienne, maçon, ventileuse, gardienne et enfin la butineuse qui va collecter et ramener les matières premières. Le butin est partagé entre toutes les abeilles, sans distinction d’âge, de caste, de compétences. O. Pourquoi les abeilles changent-elles de métier?H. D.

La durée dans chaque fonction sera variable selon la saison, la température, l’abondance florale, la présence de couvain, etc. Cela entraine une capacité d’adaptation et de réaction de chaque abeille selon les besoins de l’organisation : cette plasticité à la fois individuelle et collective constitue une des clés de la performance globale de la ruche. Elle semble se fonder à la fois sur des données génétiques, sur des capacités cognitives individuelles, sur l’expérience acquise et sur des formes d’apprentissage et d’échanges tout à fait étonnantes de la part d’aussi modestes insectes. O. Que peut-on apprendre de cette capacité d’adaptation?

Notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs

H.D. Retenons que notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs. Nous sommes nous aussi des animaux sociaux dont les actions individuelles se combinent et interagissent avec celles des autres. C’est cela qui fonde notre capacité à agir et vivre ensemble.

Essaimer pour conquérir de nouveaux territoires

O. Pourquoi les abeilles essaiment-elles ?H. D.

L’essaimage consiste à diviser en deux parties quasi égales les abeilles d’une ruche surpeuplée. Tandis qu’un groupe reste sur place pour perpétuer la souche, l’autre groupe quitte les lieux et va fonder une nouvelle colonie. Cela permet aux abeilles d’éviter les problèmes de surpopulation, d’incapacité de communiquer quand le groupe est trop nombreux et de conquérir de nouveaux territoires. Chose curieuse, il n’y a pas de multinationales chez les abeilles, comme si au-delà d’un nombre trop important d’abeilles vivant ensemble, l’affaiblissement des signaux et modes de communication entre ses membres menaçaient jusqu’à son existence même. Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne.

Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne

O. Peut-on s’inspirer des essaims pour réussir des spin-off et filiales ?

H. D. Les abeilles qui essaiment mettent le maximum de chances de leur côté. Cette décision est collective et anticipée. La colonie élève d’abord une nouvelle reine, qui succèdera à celle qui part à la conquête de nouveaux espaces. Car c’est la reine la plus âgée, déjà expérimentée et féconde, qui prend le risque de l’aventure ; dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème.

Dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème

Le choix d’un nouveau gîte pour l’essaim n’est pas laissé au hasard, il est délégué à des abeilles appelées « éclaireuses » qui prospectent et choisissent, par élimination des moins bonnes solutions, une nouvelle destination. Sans ce système de délégation, il serait impossible à 30 000 abeilles de prendre une décision unanime en moins de 3 jours. Le nouvel essaim s’installe toujours au-delà de la zone d’approvisionnement de la ruche souche. Pour ne pas lui nuire et pour conquérir de nouveaux territoires. Ainsi les deux nouvelles cités ont toutes les chances de perdurer. Anticiper la création d’une nouvelle unité, partager le projet, mobiliser les plus expérimentés, décider rapidement par délégation, éviter de parasiter la maison mère… les leçons pour les entreprises et organisations humaines semblent évidentes.

--

Crédits photos : Henry Duchemin

L’organisation collaborative : et si nous imitions les abeilles?

by 
Marie-Anne Bernasconi
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L’organisation collaborative : et si nous imitions les abeilles?
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La ruche est un organisme vivant, dont la température intérieure de 36° est garantie par un réseau presque cellulaire : les abeilles. Henry Duchemin de Mélilot Consulting s’est intéressé de près à ces insectes mythiques capables de s’auto-organiser pour assurer la pérennité de la ruche. Interview de ce sociologue, apiculteur, consultant qui s’inspire de la nature pour en mobiliser le génie au bénéfice des humains. [caption id="" align="alignleft" width="166"]

Henry Duchemin - sociologue, apiculteur, consultant[/caption]

Du désir individuel au bien collectif

OuiShare. Quelles sont les principales différences entre les ruches et les entreprises ?

Henry Duchemin. Dans la nature, l’objectif de tout système vivant est de le rester. Cette logique fondamentale commande toutes les autres. C’est elle qui explique pourquoi les abeilles s’organisent pour coproduire du miel, élever collectivement des générations futures, résister ensemble aux froidures de l’hiver. Je ne suis pas sûr que ce principe essentiel d’assurer la survie de nos sociétés soit encore celui qui gouverne nos organisations actuelles ! Pourtant, nous sommes parties prenantes et solidaires de tout le monde vivant et de la planète Terre. En oubliant cela, nos organisations humaines contemporaines nous conduisent à une impasse collective…

O. Qu’est-ce qui incite les individus à contribuer au succès d’une organisation ?H. D.

L’homme est un animal qui se distingue par sa capacité à se motiver de façon à la fois individuelle et collective. Pour revenir à la ruche, la dimension individuelle de l’abeille n’existe quasiment pas, toutes ses actions sont motivées par l’intérêt commun et collectif. Ce qui distingue l’homme de l’abeille, c’est son individualisme, sa singularité intrinsèque, son aptitude au désir, au plaisir et au délire. Ces trois aptitudes peuvent se combiner pour le pire, un égoïsme destructeur, ou le meilleur, une intelligence collective et créatrice extraordinaire. O. En quoi la diversité est-elle avantageuse pour une organisation?H. D.

Plus des individus sont différents, plus les relations qu’ils tissent entre eux apportent une variété inimaginable de solutions. La combinaison de ces aptitudes individuelles et collectives entraîne une créativité, une capacité d’adaptation et une intelligence collaborative qui constituent l’un des secrets de l’évolution des organismes vivants depuis des milliards d’années. Même dans la ruche, les abeilles ne sont pas des clones puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes gènes paternels (polyandrie). C’est sans doute une des clés de la capacité de la ruche à s’adapter, à trouver des solutions nouvelles et à communiquer de façon efficiente.

Une reine sans pouvoir

O. Comment une ruche peut-elle être si efficace alors qu’il n’y pas d’organisation hiérarchique ?H. D.

La reine des abeilles a pour fonction essentielle de pondre pour donner naissance à toutes les abeilles de la ruche. Mais elle n’a pas de rôle hiérarchique. Il est impossible que 50 000 abeilles attendent les ordres d’une seule d’entre elle pour agir : elles ont la capacité de s’auto-organiser.

Flux libres

Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres (...) Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir

O. Comment les abeilles communiquent-elles ?H. D.

Les abeilles sont hyper connectées entre elles. Elles ne cessent de se parler, de se toucher, de se sentir, d’échanger des odeurs, des hormones, de la nourriture, de vibrer, de se regarder et même de danser pour communiquer. Bien avant nous, les abeilles ont mis au point des réseaux au moins aussi puissants que notre Web. D’ailleurs quand on parle de « Buzz », on parle du bourdonnement collectif et communicatif de la ruche, de la capacité des abeilles à vibrer et résonner ensemble. O. Comment pouvons-nous transposer cette observation pour une meilleure communication dans nos organisations ?

H.D. Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres : voilà une définition de ce qu’on pourrait appeler une forme d’intelligence collective, toujours plus bénéfique que la connerie individuelle. Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir.

O. Les humains sont-ils dans la bonne direction ?H. D.

Au moment où la population humaine n’a jamais été aussi nombreuse, nous devons faire face à l’échelle de l’humanité toute entière à des défis collectifs vitaux. Et justement, voici qu’émergent des moyens de communications nouveaux, interactifs, mondiaux, qui nous donnent la possibilité d’échanger des informations, des idées, des initiatives, des visions au sein de l’immense communauté humaine. Comme si la nécessité d’interagir ensemble et collectivement trouvait les moyens technologiques nécessaires au développement d’une intelligence collective planétaire. Nous avons maintenant les moyens de nous organiser comme les abeilles à miel de la ruche.

Les 7 métiers

O. Les abeilles ont-elles des rôles prédéfinis ?H.D.

Il n’y a pas d’abeilles ouvrières spécialisées dans la ruche : chaque abeille va évoluer tout au long de sa vie pour occuper successivement ce qu’on appelle « les 7 métiers de l’abeille ». Ces métiers évoluent avec l’âge de l’insecte : d’abord nettoyeuse, puis nourrice, logisticienne, maçon, ventileuse, gardienne et enfin la butineuse qui va collecter et ramener les matières premières. Le butin est partagé entre toutes les abeilles, sans distinction d’âge, de caste, de compétences. O. Pourquoi les abeilles changent-elles de métier?H. D.

La durée dans chaque fonction sera variable selon la saison, la température, l’abondance florale, la présence de couvain, etc. Cela entraine une capacité d’adaptation et de réaction de chaque abeille selon les besoins de l’organisation : cette plasticité à la fois individuelle et collective constitue une des clés de la performance globale de la ruche. Elle semble se fonder à la fois sur des données génétiques, sur des capacités cognitives individuelles, sur l’expérience acquise et sur des formes d’apprentissage et d’échanges tout à fait étonnantes de la part d’aussi modestes insectes. O. Que peut-on apprendre de cette capacité d’adaptation?

Notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs

H.D. Retenons que notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs. Nous sommes nous aussi des animaux sociaux dont les actions individuelles se combinent et interagissent avec celles des autres. C’est cela qui fonde notre capacité à agir et vivre ensemble.

Essaimer pour conquérir de nouveaux territoires

O. Pourquoi les abeilles essaiment-elles ?H. D.

L’essaimage consiste à diviser en deux parties quasi égales les abeilles d’une ruche surpeuplée. Tandis qu’un groupe reste sur place pour perpétuer la souche, l’autre groupe quitte les lieux et va fonder une nouvelle colonie. Cela permet aux abeilles d’éviter les problèmes de surpopulation, d’incapacité de communiquer quand le groupe est trop nombreux et de conquérir de nouveaux territoires. Chose curieuse, il n’y a pas de multinationales chez les abeilles, comme si au-delà d’un nombre trop important d’abeilles vivant ensemble, l’affaiblissement des signaux et modes de communication entre ses membres menaçaient jusqu’à son existence même. Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne.

Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne

O. Peut-on s’inspirer des essaims pour réussir des spin-off et filiales ?

H. D. Les abeilles qui essaiment mettent le maximum de chances de leur côté. Cette décision est collective et anticipée. La colonie élève d’abord une nouvelle reine, qui succèdera à celle qui part à la conquête de nouveaux espaces. Car c’est la reine la plus âgée, déjà expérimentée et féconde, qui prend le risque de l’aventure ; dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème.

Dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème

Le choix d’un nouveau gîte pour l’essaim n’est pas laissé au hasard, il est délégué à des abeilles appelées « éclaireuses » qui prospectent et choisissent, par élimination des moins bonnes solutions, une nouvelle destination. Sans ce système de délégation, il serait impossible à 30 000 abeilles de prendre une décision unanime en moins de 3 jours. Le nouvel essaim s’installe toujours au-delà de la zone d’approvisionnement de la ruche souche. Pour ne pas lui nuire et pour conquérir de nouveaux territoires. Ainsi les deux nouvelles cités ont toutes les chances de perdurer. Anticiper la création d’une nouvelle unité, partager le projet, mobiliser les plus expérimentés, décider rapidement par délégation, éviter de parasiter la maison mère… les leçons pour les entreprises et organisations humaines semblent évidentes.

--

Crédits photos : Henry Duchemin

by 
Marie-Anne Bernasconi
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L’organisation collaborative : et si nous imitions les abeilles?

by
Marie-Anne Bernasconi
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April 28, 2014
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La ruche est un organisme vivant, dont la température intérieure de 36° est garantie par un réseau presque cellulaire : les abeilles. Henry Duchemin de Mélilot Consulting s’est intéressé de près à ces insectes mythiques capables de s’auto-organiser pour assurer la pérennité de la ruche. Interview de ce sociologue, apiculteur, consultant qui s’inspire de la nature pour en mobiliser le génie au bénéfice des humains. [caption id="" align="alignleft" width="166"]

Henry Duchemin - sociologue, apiculteur, consultant[/caption]

Du désir individuel au bien collectif

OuiShare. Quelles sont les principales différences entre les ruches et les entreprises ?

Henry Duchemin. Dans la nature, l’objectif de tout système vivant est de le rester. Cette logique fondamentale commande toutes les autres. C’est elle qui explique pourquoi les abeilles s’organisent pour coproduire du miel, élever collectivement des générations futures, résister ensemble aux froidures de l’hiver. Je ne suis pas sûr que ce principe essentiel d’assurer la survie de nos sociétés soit encore celui qui gouverne nos organisations actuelles ! Pourtant, nous sommes parties prenantes et solidaires de tout le monde vivant et de la planète Terre. En oubliant cela, nos organisations humaines contemporaines nous conduisent à une impasse collective…

O. Qu’est-ce qui incite les individus à contribuer au succès d’une organisation ?H. D.

L’homme est un animal qui se distingue par sa capacité à se motiver de façon à la fois individuelle et collective. Pour revenir à la ruche, la dimension individuelle de l’abeille n’existe quasiment pas, toutes ses actions sont motivées par l’intérêt commun et collectif. Ce qui distingue l’homme de l’abeille, c’est son individualisme, sa singularité intrinsèque, son aptitude au désir, au plaisir et au délire. Ces trois aptitudes peuvent se combiner pour le pire, un égoïsme destructeur, ou le meilleur, une intelligence collective et créatrice extraordinaire. O. En quoi la diversité est-elle avantageuse pour une organisation?H. D.

Plus des individus sont différents, plus les relations qu’ils tissent entre eux apportent une variété inimaginable de solutions. La combinaison de ces aptitudes individuelles et collectives entraîne une créativité, une capacité d’adaptation et une intelligence collaborative qui constituent l’un des secrets de l’évolution des organismes vivants depuis des milliards d’années. Même dans la ruche, les abeilles ne sont pas des clones puisqu’elles n’ont pas toutes les mêmes gènes paternels (polyandrie). C’est sans doute une des clés de la capacité de la ruche à s’adapter, à trouver des solutions nouvelles et à communiquer de façon efficiente.

Une reine sans pouvoir

O. Comment une ruche peut-elle être si efficace alors qu’il n’y pas d’organisation hiérarchique ?H. D.

La reine des abeilles a pour fonction essentielle de pondre pour donner naissance à toutes les abeilles de la ruche. Mais elle n’a pas de rôle hiérarchique. Il est impossible que 50 000 abeilles attendent les ordres d’une seule d’entre elle pour agir : elles ont la capacité de s’auto-organiser.

Flux libres

Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres (...) Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir

O. Comment les abeilles communiquent-elles ?H. D.

Les abeilles sont hyper connectées entre elles. Elles ne cessent de se parler, de se toucher, de se sentir, d’échanger des odeurs, des hormones, de la nourriture, de vibrer, de se regarder et même de danser pour communiquer. Bien avant nous, les abeilles ont mis au point des réseaux au moins aussi puissants que notre Web. D’ailleurs quand on parle de « Buzz », on parle du bourdonnement collectif et communicatif de la ruche, de la capacité des abeilles à vibrer et résonner ensemble. O. Comment pouvons-nous transposer cette observation pour une meilleure communication dans nos organisations ?

H.D. Plus un groupe est nombreux, plus la performance globale de ce groupe dépendra de la qualité et de l’intensité des relations établies entre ses membres : voilà une définition de ce qu’on pourrait appeler une forme d’intelligence collective, toujours plus bénéfique que la connerie individuelle. Toute logique collaborative au sein d’un groupe est liée à la qualité des relations qu’il saura établir.

O. Les humains sont-ils dans la bonne direction ?H. D.

Au moment où la population humaine n’a jamais été aussi nombreuse, nous devons faire face à l’échelle de l’humanité toute entière à des défis collectifs vitaux. Et justement, voici qu’émergent des moyens de communications nouveaux, interactifs, mondiaux, qui nous donnent la possibilité d’échanger des informations, des idées, des initiatives, des visions au sein de l’immense communauté humaine. Comme si la nécessité d’interagir ensemble et collectivement trouvait les moyens technologiques nécessaires au développement d’une intelligence collective planétaire. Nous avons maintenant les moyens de nous organiser comme les abeilles à miel de la ruche.

Les 7 métiers

O. Les abeilles ont-elles des rôles prédéfinis ?H.D.

Il n’y a pas d’abeilles ouvrières spécialisées dans la ruche : chaque abeille va évoluer tout au long de sa vie pour occuper successivement ce qu’on appelle « les 7 métiers de l’abeille ». Ces métiers évoluent avec l’âge de l’insecte : d’abord nettoyeuse, puis nourrice, logisticienne, maçon, ventileuse, gardienne et enfin la butineuse qui va collecter et ramener les matières premières. Le butin est partagé entre toutes les abeilles, sans distinction d’âge, de caste, de compétences. O. Pourquoi les abeilles changent-elles de métier?H. D.

La durée dans chaque fonction sera variable selon la saison, la température, l’abondance florale, la présence de couvain, etc. Cela entraine une capacité d’adaptation et de réaction de chaque abeille selon les besoins de l’organisation : cette plasticité à la fois individuelle et collective constitue une des clés de la performance globale de la ruche. Elle semble se fonder à la fois sur des données génétiques, sur des capacités cognitives individuelles, sur l’expérience acquise et sur des formes d’apprentissage et d’échanges tout à fait étonnantes de la part d’aussi modestes insectes. O. Que peut-on apprendre de cette capacité d’adaptation?

Notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs

H.D. Retenons que notre capacité à se former et à se « trans-former » est la clé de notre sociabilité et de la réussite de nos projets collectifs. Nous sommes nous aussi des animaux sociaux dont les actions individuelles se combinent et interagissent avec celles des autres. C’est cela qui fonde notre capacité à agir et vivre ensemble.

Essaimer pour conquérir de nouveaux territoires

O. Pourquoi les abeilles essaiment-elles ?H. D.

L’essaimage consiste à diviser en deux parties quasi égales les abeilles d’une ruche surpeuplée. Tandis qu’un groupe reste sur place pour perpétuer la souche, l’autre groupe quitte les lieux et va fonder une nouvelle colonie. Cela permet aux abeilles d’éviter les problèmes de surpopulation, d’incapacité de communiquer quand le groupe est trop nombreux et de conquérir de nouveaux territoires. Chose curieuse, il n’y a pas de multinationales chez les abeilles, comme si au-delà d’un nombre trop important d’abeilles vivant ensemble, l’affaiblissement des signaux et modes de communication entre ses membres menaçaient jusqu’à son existence même. Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne.

Les abeilles semblent se prémunir ainsi des excès d’un appareil bureaucratique que les humains ont mis au point dès la plus haute antiquité égyptienne

O. Peut-on s’inspirer des essaims pour réussir des spin-off et filiales ?

H. D. Les abeilles qui essaiment mettent le maximum de chances de leur côté. Cette décision est collective et anticipée. La colonie élève d’abord une nouvelle reine, qui succèdera à celle qui part à la conquête de nouveaux espaces. Car c’est la reine la plus âgée, déjà expérimentée et féconde, qui prend le risque de l’aventure ; dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème.

Dans la ruche, la place des seniors n’est pas un problème

Le choix d’un nouveau gîte pour l’essaim n’est pas laissé au hasard, il est délégué à des abeilles appelées « éclaireuses » qui prospectent et choisissent, par élimination des moins bonnes solutions, une nouvelle destination. Sans ce système de délégation, il serait impossible à 30 000 abeilles de prendre une décision unanime en moins de 3 jours. Le nouvel essaim s’installe toujours au-delà de la zone d’approvisionnement de la ruche souche. Pour ne pas lui nuire et pour conquérir de nouveaux territoires. Ainsi les deux nouvelles cités ont toutes les chances de perdurer. Anticiper la création d’une nouvelle unité, partager le projet, mobiliser les plus expérimentés, décider rapidement par délégation, éviter de parasiter la maison mère… les leçons pour les entreprises et organisations humaines semblent évidentes.

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Crédits photos : Henry Duchemin

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Marie-Anne Bernasconi
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April 28, 2014
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