Magazine
September 16, 2020

L’expérience client éclipse l’expérience travailleur

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet F(r)ictions Numériques qui explore les impacts du numérique dans les entreprises à travers des expérimentations et un événement qui aura lieu en février 2021 à Lyon. Plus d’informations ici !

On observe chez les entreprises une course à la transformation numérique. Qu’est ce qui motive ces investissements ?

La rationalisation est souvent la principale raison invoquée pour améliorer le système de production ou de commercialisation, ou plus globalement la performance de l’entreprise. Elle peut se traduire par de l’optimisation ou de l’innovation, plus ou moins incrémentale ou disruptive, technocratique ou collaborative. La transformation numérique est aussi devenue un enjeu de communication souvent motivé par la crainte de passer à côté, d’être ringardisé. C’est également une promesse marketing, celle de toujours mieux personnaliser les services et produits grâce à l’utilisation des données. Autrement dit, c’est une affaire de positionnement stratégique et de conduite managériale. Le numérique renouvelle l’imaginaire du contrôle sur la qualité des produits et des services ainsi que sur la qualité du travail et de ses conditions de réalisation.


Y a-t-il d’autres tendances à l’œuvre dans la transformation numérique du travail ?

On peut identifier plusieurs tendances qui ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres, loin s’en faut.

  • La dislocation du cadre spatio-temporel de l’activité de travail et la dissociation de l’entreprise et des unités de production est largement soutenue par les possibilités qu’offrent les technologies numériques pour travailler à distance et synchroniser des activités disséminées.
       
  • L’accélération du rythme des échanges, les facilités de communication, de coordination et d’interaction à distance rendus possible par le numérique ne sont plus à démontrer. Mais cette accélération peut avoir comme corollaire l’augmentation des rythmes de travail (intensification), la multiplication des tâches (densification), ou encore des phénomènes de dispersion au travail.
       
  • L’individualisation du travail. Avec les “PC”, les tablettes ou encore les smartphones, les choix industriels de développement des outils concourent à un équipement portable individuel massif. Ces choix participent à l’atomisation de l’activité. Car de façon ambivalente, la portabilité des outils isole autant qu’elle connecte. Emmener son bureau dans sa poche ne va pas de soi, et n’est pas sans conséquences sur ses différents rôles sociaux.    
       
  • La fragmentation du travail. C’est parce que l’activité est découpée en tâches simples, processées, que l’automatisation et l’introduction de machines, de robots et a fortiori de numérique est possible. Cette parcellisation des tâches confine à des formes de néotaylorisme, ou de tâcheronnage.    
       
  • La flexibilisation du travail. L’adaptabilité et l’agilité permanentes sont devenues des mantras des entreprises depuis plusieurs années déjà. Les technologies numériques et les usages qui en découlent entendent soutenir et amplifier cette dynamique préexistante.
       
  • L’externalisation. Au-delà des horaires de travail et des espaces de travail, ce sont les statuts des travailleurs qui tendent à sortir des cadres standards de l’emploi salarié. Aujourd’hui, la plateformisation n’est pas seulement le fait des GAFAM. Ce sont aussi des entreprises plus classiques, d’anciennes organisations publiques ou des structures coopératives par exemple. (1)

Le gain de productivité escompté est-il bien au rendez-vous ?

D’un point de vue macro-économique, la productivité est toujours positive, mais a considérablement reculé. Ce constat est valable tant aux Etats-Unis (2,9% dans la décennie 2000 à 0,8% durant la dernière décennie) que dans les autres pays de l’OCDE et en France. Certains analystes attribuent cette reculade au déploiement du numérique. C’est le paradoxe bien connu de Robert Solow, prix Nobel d'Économie : les révolutions technologiques s’accompagnent d’une baisse de la croissance de la productivité. Ces analyses, statistiques et économiques, tranchent avec les promesses du numérique véhiculées par ses évangélistes. Pourquoi ? Question compliquée à laquelle je n’ai pas de réponse ferme et définitive bien entendu. Mais je fais l’hypothèse qu’on peut l’expliquer par les façons de calculer la productivité, mais aussi de concevoir, de diffuser, d’adopter ou d’utiliser les technologies dans les organisations de travail. Mêmes si les technologies sont déterminantes pour façonner des environnements de travail plus ou moins propices à la performance et la santé au travail, il n’y pas de déterminisme technologique. Les technologies numériques ont des contreparties : politiques, économiques, sociales, etc. Les réalités du travail sont toujours locales, contingentes, situées et dépendent des dynamiques dans lesquelles s’inscrivent les projets de digitalisation et les organisations qui les conduisent. Contrairement à une idée largement partagée, ce ne sont pas seulement les qualités intrinsèques d’une technologie qui garantissent son implantation ou son efficacité, mais aussi et peut être surtout la qualité des relations qu’entretiennent les différentes parties prenantes impliquées ou concernées par le projet. Au niveau micro, l’automaticité d’un gain de productivité par l’introduction d’une nouvelle technologie n’est jamais garantie. En revanche, l’automatisation de la complexité, elle, n’est pas à exclure.

Il est préférable de questionner et discuter la pertinence des investissements technologiques … avant de les faire !

Comment éviter les écarts entre les promesses des technologies numériques et leur productivité réelle ?

Avant d’investir dans ces technologies, l'ANACT préconise d’associer systématiquement les travailleurs.euses et leur représentant.e.s à leur conception et mise en oeuvre : équilibrer les investissements numériques par des investissements dans les technologies sociales ou « RH ». Aujourd’hui, cela est fait trop rarement, et souvent trop tard. J’ai rencontré dernièrement un dirigeant de PME qui a automatisé toute sa production, et qui s’est retrouvé pieds et poings liés par le fournisseur, en incapacité de maîtriser opérationnellement le système et de le moduler en fonction des fluctuations de marché et des caractéristiques du travail réel. Prendre en compte les conditions de travail en amont des projets d’investissement numérique ce n’est pas juste une affaire de justice sociale, mais aussi d’équilibre économique. La qualité de service, ou l’expérience-client, dépend à plus d’un titre de la qualité des conditions de travail, et donc de l’expérience-travailleur.

Les conditions d’usage du numérique au travail sont révélatrices de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés selon la place qu’on occupe dans l’organisation.

Qu’entendez-vous par “expérience travailleur” ?

Le plus souvent, on entend parler d’“expérience collaborateur”. Les deux notions se recouvrent partiellement. Elles s’intéressent aux ressentis, aux relations et aux fonctions des travailleurs.euses. Elles constituent le pendant de l’expérience-client, de l’expérience-utilisateur, mantra de la digitalisation. Elles cherchent un équilibre des attentions dans les logiques d’investissement, afin de concilier santé au travail et performance économique notamment. Elles partagent l’idée d’une symétrie. La notion d’expérience-collaborateur, souvent utilisée par les services RH des grandes entreprises, se donne à voir comme un levier d’attractivité et de fidélisation dans un monde du travail concurrentiel. La notion d’expérience-travailleur est davantage politique. Elle renvoie aux pratiques, savoirs, mémoires et pouvoirs d’expression et d’action des travailleurs.euses sur le contenu et la qualité de leur travail. Elle est plus centrée sur l’expérience de travail, à travers notamment les gestes métiers (plus ou moins soutenus et/ou empêchés) mais également les pratiques de représentation et de délibération collective des intérêts.

Quels sont les impacts de la transformation numérique des entreprises sur les travailleurs ?

Les impacts sanitaires liés au travail sur écran sont bien connus : risques liés à la sédentarité (manque d’activité physique et problèmes de diabète par exemple), troubles musculo-squelettiques (liés à des postures de travail peu ergonomiques) ou troubles oculaires (liés aux rayonnent des écrans). Finalement, les risques psycho-sociaux (burn-out, etc) liés aux usages du numérique sont aujourd’hui encore peu ou pas pris en compte (2). Cela dit, il n’y pas de transformation numérique uniforme. Les conditions d’usages du numérique au travail sont liés aux conditions d’exercice de l’activité et sont autant de révélateurs de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés, ainsi que le rappelle la DARES. Par exemple, les salariés non utilisateurs exercent sous de fortes contraintes d’horaire et de rythme, et ont un travail plus répétitif. Ils disposent de moins d’autonomie ; ce sont majoritairement des employés ou des ouvriers non qualifiés. Les utilisateurs modérés ont une charge de travail importante mais disposent de marges de manœuvre plus étendues. Il s’agit plutôt d’employés qualifiés et de professions intermédiaires. Les utilisateurs intensifs « sédentaires » exercent un travail sous pression et routinier, mais bénéficient de reconnaissance et de marges de manœuvre plus faibles que les non utilisateurs, qui sont quant à eux souvent plus « mobiles ». Ces conséquences de la transformation numérique du travail ne doivent pas occulter ses côtés positifs. Les infrastructures et les outils numériques peuvent être des appuis pour faciliter l’organisation, la gestion, l’interaction, développer des compétences et des parcours, donner du sens à son engagement au travail, ou même protéger sa santé et sa sécurité comme pendant la pandémie de covid-19.

Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version dégradée.

Comment se prémunir de ces risques physiques et psychosociaux ?

Différents leviers peuvent être activés. Pour commencer, le droit. Depuis l’entrée en vigueur du droit à la déconnexion en 2017, les entreprises de plus de 50 salariés doivent mettre en place des instruments de régulation des outils numériques, de façon à prévenir les temps de repos et la santé des travailleurs. Elles doivent intégrer cet aspect dans leurs négociations annuelles sur la qualité de vie au travail. A défaut d’accord signé avec les représentants des salariés, l’employeur est tenu de rédiger une charte définissant les modalités d’exercice du droit à la déconnexion. Au-delà du dialogue social, à l’échelle de l’entreprise mais aussi de la branche professionnelle ou des territoires, le management et les collectifs de travail sont déterminants pour construire des environnements de travail de qualité. Enfin, le développement de compétences de base en matière de numérique, mais également de capacités critiques et réflexives partagées pourraient faciliter et d’enrichir la transformation numérique des entreprises. Dans le quotidien de l’activité, les questions d’autonomie dans le travail, de marges de manœuvre et de décision, de soutien collectif sont décisives en matière de prévention, et plus largement de santé au travail. Lorsque les rapports de forces sont trop asymétriques, comme pour le cas des livreurs à vélo par exemple, il faut combiner les leviers médiatiques, juridiques, sociaux et organisationnels pour espérer changer la donne. Car pour ces travailleurs.euses, c’est directement le corps, et pas seulement la tête, qu’une gestion algorithmique de l’activité peut exposer à des risques professionnels, parfois mortels.

Avec le confinement, le télétravail s’est diffusé à toute vitesse... 

Avant le confinement, le télétravail était une pratique assez peu répandue selon les chiffres de la DARES. En 2017, seuls 3% des salariés le pratiquaient au moins une fois par semaine, dans le cadre d’un accord d’entreprise. L’étude menée en 2018 par Malakoff Médéric parle toutefois d’une « pratique déjà largement répandue, majoritairement de manière non contractualisée ». La part des télétravailleurs était alors estimée 19 % des salariés. Des travaux plus qualitatifs montrent que le télétravail était plutôt utilisé comme un recours pour se mettre à l’abri du flux continuel de sollicitations et ainsi pouvoir se concentrer davantage. Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version très dégradée. Bien souvent sans expérience, ni préparation, avec un matériel plus ou moins à disposition ou adapté, dans un contexte d’angoisse collective et de mise à l’arrêt du fonctionnement ordinaire de bon nombre d’institutions à commencer par l’école. Le phénomène a été massif et soudain. Et l’expérience a montré que beaucoup plus d’activités qu’on voulait bien le reconnaître étaient télétravaillables. Malgré des conditions dégradées, cette expérience inédite de télétravail semble avoir renforcé les convictions de part et d’autres. Les primo-télétravailleurs semblent aspirer à poursuivre cette pratique, dans un cadre adapté, selon un sondage réalisé par l’ANACT. La situation est évolutive et appelle à une régulation collective sous une forme ou sous une autre. A ce sujet, la prochaine réunion des partenaires sociaux aura lieu le 22 septembre prochain. Affaire à suivre.

(1) Dans leur étude prospective sur la digitalisation des entreprises en 2017, Salima Benhamou de France Stratégie met elle en évidence quatre types de modèles pour les organisations de demain : l’organisation apprenante, la plateforme collaborative virtuelle, le super interim et le taylorisme new age.

(2) En France, une action du Plan Santé au Travail, piloté par la Direction Générale du Travail, est dédiée à une meilleure compréhension et prévention des risques liés aux conditions d’usages des outils numériques. Ce groupe s’appuie sur les différentes expertises des organismes dans le champ de la santé au travail (COCT, INRS, DARES et ANACT notamment).

_______


Expert de l’impact de la transition numérique sur les conditions de travail, Vincent Mandinaud exerce au sein de l’ANACT, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail. Il pilote le groupe de travail national sur les conditions d’usage des outils numériques dans le cadre du Plan Santé au Travail 2016-2020.

_______

Sur le même sujet:

> "Travailler à la vie, travailler à la mort !"

> "Mais où est passée la dignité du travail ?"

> "Une loi travail pour le XXIe siècle"

L’expérience client éclipse l’expérience travailleur

by 
Martin Werlen
Magazine
September 14, 2020
L’expérience client éclipse l’expérience travailleur
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ENTRETIEN avec Vincent Mandinaud. Nombreux sont ceux qui vantent les mérites de la transformation numérique des entreprises. Personnalisation des services, automatisation, optimisation, simplification. Tout concourt à améliorer l’expérience client. Mais qu’en est-il de l’expérience travailleur ? Est-elle la grande oubliée ? Les deux peuvent-elles aller de pair ? Eléments de réponse avec un spécialiste de l’impact du numérique sur les conditions de travail.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet F(r)ictions Numériques qui explore les impacts du numérique dans les entreprises à travers des expérimentations et un événement qui aura lieu en février 2021 à Lyon. Plus d’informations ici !

On observe chez les entreprises une course à la transformation numérique. Qu’est ce qui motive ces investissements ?

La rationalisation est souvent la principale raison invoquée pour améliorer le système de production ou de commercialisation, ou plus globalement la performance de l’entreprise. Elle peut se traduire par de l’optimisation ou de l’innovation, plus ou moins incrémentale ou disruptive, technocratique ou collaborative. La transformation numérique est aussi devenue un enjeu de communication souvent motivé par la crainte de passer à côté, d’être ringardisé. C’est également une promesse marketing, celle de toujours mieux personnaliser les services et produits grâce à l’utilisation des données. Autrement dit, c’est une affaire de positionnement stratégique et de conduite managériale. Le numérique renouvelle l’imaginaire du contrôle sur la qualité des produits et des services ainsi que sur la qualité du travail et de ses conditions de réalisation.


Y a-t-il d’autres tendances à l’œuvre dans la transformation numérique du travail ?

On peut identifier plusieurs tendances qui ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres, loin s’en faut.

  • La dislocation du cadre spatio-temporel de l’activité de travail et la dissociation de l’entreprise et des unités de production est largement soutenue par les possibilités qu’offrent les technologies numériques pour travailler à distance et synchroniser des activités disséminées.
       
  • L’accélération du rythme des échanges, les facilités de communication, de coordination et d’interaction à distance rendus possible par le numérique ne sont plus à démontrer. Mais cette accélération peut avoir comme corollaire l’augmentation des rythmes de travail (intensification), la multiplication des tâches (densification), ou encore des phénomènes de dispersion au travail.
       
  • L’individualisation du travail. Avec les “PC”, les tablettes ou encore les smartphones, les choix industriels de développement des outils concourent à un équipement portable individuel massif. Ces choix participent à l’atomisation de l’activité. Car de façon ambivalente, la portabilité des outils isole autant qu’elle connecte. Emmener son bureau dans sa poche ne va pas de soi, et n’est pas sans conséquences sur ses différents rôles sociaux.    
       
  • La fragmentation du travail. C’est parce que l’activité est découpée en tâches simples, processées, que l’automatisation et l’introduction de machines, de robots et a fortiori de numérique est possible. Cette parcellisation des tâches confine à des formes de néotaylorisme, ou de tâcheronnage.    
       
  • La flexibilisation du travail. L’adaptabilité et l’agilité permanentes sont devenues des mantras des entreprises depuis plusieurs années déjà. Les technologies numériques et les usages qui en découlent entendent soutenir et amplifier cette dynamique préexistante.
       
  • L’externalisation. Au-delà des horaires de travail et des espaces de travail, ce sont les statuts des travailleurs qui tendent à sortir des cadres standards de l’emploi salarié. Aujourd’hui, la plateformisation n’est pas seulement le fait des GAFAM. Ce sont aussi des entreprises plus classiques, d’anciennes organisations publiques ou des structures coopératives par exemple. (1)

Le gain de productivité escompté est-il bien au rendez-vous ?

D’un point de vue macro-économique, la productivité est toujours positive, mais a considérablement reculé. Ce constat est valable tant aux Etats-Unis (2,9% dans la décennie 2000 à 0,8% durant la dernière décennie) que dans les autres pays de l’OCDE et en France. Certains analystes attribuent cette reculade au déploiement du numérique. C’est le paradoxe bien connu de Robert Solow, prix Nobel d'Économie : les révolutions technologiques s’accompagnent d’une baisse de la croissance de la productivité. Ces analyses, statistiques et économiques, tranchent avec les promesses du numérique véhiculées par ses évangélistes. Pourquoi ? Question compliquée à laquelle je n’ai pas de réponse ferme et définitive bien entendu. Mais je fais l’hypothèse qu’on peut l’expliquer par les façons de calculer la productivité, mais aussi de concevoir, de diffuser, d’adopter ou d’utiliser les technologies dans les organisations de travail. Mêmes si les technologies sont déterminantes pour façonner des environnements de travail plus ou moins propices à la performance et la santé au travail, il n’y pas de déterminisme technologique. Les technologies numériques ont des contreparties : politiques, économiques, sociales, etc. Les réalités du travail sont toujours locales, contingentes, situées et dépendent des dynamiques dans lesquelles s’inscrivent les projets de digitalisation et les organisations qui les conduisent. Contrairement à une idée largement partagée, ce ne sont pas seulement les qualités intrinsèques d’une technologie qui garantissent son implantation ou son efficacité, mais aussi et peut être surtout la qualité des relations qu’entretiennent les différentes parties prenantes impliquées ou concernées par le projet. Au niveau micro, l’automaticité d’un gain de productivité par l’introduction d’une nouvelle technologie n’est jamais garantie. En revanche, l’automatisation de la complexité, elle, n’est pas à exclure.

Il est préférable de questionner et discuter la pertinence des investissements technologiques … avant de les faire !

Comment éviter les écarts entre les promesses des technologies numériques et leur productivité réelle ?

Avant d’investir dans ces technologies, l'ANACT préconise d’associer systématiquement les travailleurs.euses et leur représentant.e.s à leur conception et mise en oeuvre : équilibrer les investissements numériques par des investissements dans les technologies sociales ou « RH ». Aujourd’hui, cela est fait trop rarement, et souvent trop tard. J’ai rencontré dernièrement un dirigeant de PME qui a automatisé toute sa production, et qui s’est retrouvé pieds et poings liés par le fournisseur, en incapacité de maîtriser opérationnellement le système et de le moduler en fonction des fluctuations de marché et des caractéristiques du travail réel. Prendre en compte les conditions de travail en amont des projets d’investissement numérique ce n’est pas juste une affaire de justice sociale, mais aussi d’équilibre économique. La qualité de service, ou l’expérience-client, dépend à plus d’un titre de la qualité des conditions de travail, et donc de l’expérience-travailleur.

Les conditions d’usage du numérique au travail sont révélatrices de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés selon la place qu’on occupe dans l’organisation.

Qu’entendez-vous par “expérience travailleur” ?

Le plus souvent, on entend parler d’“expérience collaborateur”. Les deux notions se recouvrent partiellement. Elles s’intéressent aux ressentis, aux relations et aux fonctions des travailleurs.euses. Elles constituent le pendant de l’expérience-client, de l’expérience-utilisateur, mantra de la digitalisation. Elles cherchent un équilibre des attentions dans les logiques d’investissement, afin de concilier santé au travail et performance économique notamment. Elles partagent l’idée d’une symétrie. La notion d’expérience-collaborateur, souvent utilisée par les services RH des grandes entreprises, se donne à voir comme un levier d’attractivité et de fidélisation dans un monde du travail concurrentiel. La notion d’expérience-travailleur est davantage politique. Elle renvoie aux pratiques, savoirs, mémoires et pouvoirs d’expression et d’action des travailleurs.euses sur le contenu et la qualité de leur travail. Elle est plus centrée sur l’expérience de travail, à travers notamment les gestes métiers (plus ou moins soutenus et/ou empêchés) mais également les pratiques de représentation et de délibération collective des intérêts.

Quels sont les impacts de la transformation numérique des entreprises sur les travailleurs ?

Les impacts sanitaires liés au travail sur écran sont bien connus : risques liés à la sédentarité (manque d’activité physique et problèmes de diabète par exemple), troubles musculo-squelettiques (liés à des postures de travail peu ergonomiques) ou troubles oculaires (liés aux rayonnent des écrans). Finalement, les risques psycho-sociaux (burn-out, etc) liés aux usages du numérique sont aujourd’hui encore peu ou pas pris en compte (2). Cela dit, il n’y pas de transformation numérique uniforme. Les conditions d’usages du numérique au travail sont liés aux conditions d’exercice de l’activité et sont autant de révélateurs de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés, ainsi que le rappelle la DARES. Par exemple, les salariés non utilisateurs exercent sous de fortes contraintes d’horaire et de rythme, et ont un travail plus répétitif. Ils disposent de moins d’autonomie ; ce sont majoritairement des employés ou des ouvriers non qualifiés. Les utilisateurs modérés ont une charge de travail importante mais disposent de marges de manœuvre plus étendues. Il s’agit plutôt d’employés qualifiés et de professions intermédiaires. Les utilisateurs intensifs « sédentaires » exercent un travail sous pression et routinier, mais bénéficient de reconnaissance et de marges de manœuvre plus faibles que les non utilisateurs, qui sont quant à eux souvent plus « mobiles ». Ces conséquences de la transformation numérique du travail ne doivent pas occulter ses côtés positifs. Les infrastructures et les outils numériques peuvent être des appuis pour faciliter l’organisation, la gestion, l’interaction, développer des compétences et des parcours, donner du sens à son engagement au travail, ou même protéger sa santé et sa sécurité comme pendant la pandémie de covid-19.

Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version dégradée.

Comment se prémunir de ces risques physiques et psychosociaux ?

Différents leviers peuvent être activés. Pour commencer, le droit. Depuis l’entrée en vigueur du droit à la déconnexion en 2017, les entreprises de plus de 50 salariés doivent mettre en place des instruments de régulation des outils numériques, de façon à prévenir les temps de repos et la santé des travailleurs. Elles doivent intégrer cet aspect dans leurs négociations annuelles sur la qualité de vie au travail. A défaut d’accord signé avec les représentants des salariés, l’employeur est tenu de rédiger une charte définissant les modalités d’exercice du droit à la déconnexion. Au-delà du dialogue social, à l’échelle de l’entreprise mais aussi de la branche professionnelle ou des territoires, le management et les collectifs de travail sont déterminants pour construire des environnements de travail de qualité. Enfin, le développement de compétences de base en matière de numérique, mais également de capacités critiques et réflexives partagées pourraient faciliter et d’enrichir la transformation numérique des entreprises. Dans le quotidien de l’activité, les questions d’autonomie dans le travail, de marges de manœuvre et de décision, de soutien collectif sont décisives en matière de prévention, et plus largement de santé au travail. Lorsque les rapports de forces sont trop asymétriques, comme pour le cas des livreurs à vélo par exemple, il faut combiner les leviers médiatiques, juridiques, sociaux et organisationnels pour espérer changer la donne. Car pour ces travailleurs.euses, c’est directement le corps, et pas seulement la tête, qu’une gestion algorithmique de l’activité peut exposer à des risques professionnels, parfois mortels.

Avec le confinement, le télétravail s’est diffusé à toute vitesse... 

Avant le confinement, le télétravail était une pratique assez peu répandue selon les chiffres de la DARES. En 2017, seuls 3% des salariés le pratiquaient au moins une fois par semaine, dans le cadre d’un accord d’entreprise. L’étude menée en 2018 par Malakoff Médéric parle toutefois d’une « pratique déjà largement répandue, majoritairement de manière non contractualisée ». La part des télétravailleurs était alors estimée 19 % des salariés. Des travaux plus qualitatifs montrent que le télétravail était plutôt utilisé comme un recours pour se mettre à l’abri du flux continuel de sollicitations et ainsi pouvoir se concentrer davantage. Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version très dégradée. Bien souvent sans expérience, ni préparation, avec un matériel plus ou moins à disposition ou adapté, dans un contexte d’angoisse collective et de mise à l’arrêt du fonctionnement ordinaire de bon nombre d’institutions à commencer par l’école. Le phénomène a été massif et soudain. Et l’expérience a montré que beaucoup plus d’activités qu’on voulait bien le reconnaître étaient télétravaillables. Malgré des conditions dégradées, cette expérience inédite de télétravail semble avoir renforcé les convictions de part et d’autres. Les primo-télétravailleurs semblent aspirer à poursuivre cette pratique, dans un cadre adapté, selon un sondage réalisé par l’ANACT. La situation est évolutive et appelle à une régulation collective sous une forme ou sous une autre. A ce sujet, la prochaine réunion des partenaires sociaux aura lieu le 22 septembre prochain. Affaire à suivre.

(1) Dans leur étude prospective sur la digitalisation des entreprises en 2017, Salima Benhamou de France Stratégie met elle en évidence quatre types de modèles pour les organisations de demain : l’organisation apprenante, la plateforme collaborative virtuelle, le super interim et le taylorisme new age.

(2) En France, une action du Plan Santé au Travail, piloté par la Direction Générale du Travail, est dédiée à une meilleure compréhension et prévention des risques liés aux conditions d’usages des outils numériques. Ce groupe s’appuie sur les différentes expertises des organismes dans le champ de la santé au travail (COCT, INRS, DARES et ANACT notamment).

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Expert de l’impact de la transition numérique sur les conditions de travail, Vincent Mandinaud exerce au sein de l’ANACT, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail. Il pilote le groupe de travail national sur les conditions d’usage des outils numériques dans le cadre du Plan Santé au Travail 2016-2020.

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> "Travailler à la vie, travailler à la mort !"

> "Mais où est passée la dignité du travail ?"

> "Une loi travail pour le XXIe siècle"

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Martin Werlen
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September 14, 2020

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ENTRETIEN avec Vincent Mandinaud. Nombreux sont ceux qui vantent les mérites de la transformation numérique des entreprises. Personnalisation des services, automatisation, optimisation, simplification. Tout concourt à améliorer l’expérience client. Mais qu’en est-il de l’expérience travailleur ? Est-elle la grande oubliée ? Les deux peuvent-elles aller de pair ? Eléments de réponse avec un spécialiste de l’impact du numérique sur les conditions de travail.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre du projet F(r)ictions Numériques qui explore les impacts du numérique dans les entreprises à travers des expérimentations et un événement qui aura lieu en février 2021 à Lyon. Plus d’informations ici !

On observe chez les entreprises une course à la transformation numérique. Qu’est ce qui motive ces investissements ?

La rationalisation est souvent la principale raison invoquée pour améliorer le système de production ou de commercialisation, ou plus globalement la performance de l’entreprise. Elle peut se traduire par de l’optimisation ou de l’innovation, plus ou moins incrémentale ou disruptive, technocratique ou collaborative. La transformation numérique est aussi devenue un enjeu de communication souvent motivé par la crainte de passer à côté, d’être ringardisé. C’est également une promesse marketing, celle de toujours mieux personnaliser les services et produits grâce à l’utilisation des données. Autrement dit, c’est une affaire de positionnement stratégique et de conduite managériale. Le numérique renouvelle l’imaginaire du contrôle sur la qualité des produits et des services ainsi que sur la qualité du travail et de ses conditions de réalisation.


Y a-t-il d’autres tendances à l’œuvre dans la transformation numérique du travail ?

On peut identifier plusieurs tendances qui ne sont pas nécessairement exclusives les unes des autres, loin s’en faut.

  • La dislocation du cadre spatio-temporel de l’activité de travail et la dissociation de l’entreprise et des unités de production est largement soutenue par les possibilités qu’offrent les technologies numériques pour travailler à distance et synchroniser des activités disséminées.
       
  • L’accélération du rythme des échanges, les facilités de communication, de coordination et d’interaction à distance rendus possible par le numérique ne sont plus à démontrer. Mais cette accélération peut avoir comme corollaire l’augmentation des rythmes de travail (intensification), la multiplication des tâches (densification), ou encore des phénomènes de dispersion au travail.
       
  • L’individualisation du travail. Avec les “PC”, les tablettes ou encore les smartphones, les choix industriels de développement des outils concourent à un équipement portable individuel massif. Ces choix participent à l’atomisation de l’activité. Car de façon ambivalente, la portabilité des outils isole autant qu’elle connecte. Emmener son bureau dans sa poche ne va pas de soi, et n’est pas sans conséquences sur ses différents rôles sociaux.    
       
  • La fragmentation du travail. C’est parce que l’activité est découpée en tâches simples, processées, que l’automatisation et l’introduction de machines, de robots et a fortiori de numérique est possible. Cette parcellisation des tâches confine à des formes de néotaylorisme, ou de tâcheronnage.    
       
  • La flexibilisation du travail. L’adaptabilité et l’agilité permanentes sont devenues des mantras des entreprises depuis plusieurs années déjà. Les technologies numériques et les usages qui en découlent entendent soutenir et amplifier cette dynamique préexistante.
       
  • L’externalisation. Au-delà des horaires de travail et des espaces de travail, ce sont les statuts des travailleurs qui tendent à sortir des cadres standards de l’emploi salarié. Aujourd’hui, la plateformisation n’est pas seulement le fait des GAFAM. Ce sont aussi des entreprises plus classiques, d’anciennes organisations publiques ou des structures coopératives par exemple. (1)

Le gain de productivité escompté est-il bien au rendez-vous ?

D’un point de vue macro-économique, la productivité est toujours positive, mais a considérablement reculé. Ce constat est valable tant aux Etats-Unis (2,9% dans la décennie 2000 à 0,8% durant la dernière décennie) que dans les autres pays de l’OCDE et en France. Certains analystes attribuent cette reculade au déploiement du numérique. C’est le paradoxe bien connu de Robert Solow, prix Nobel d'Économie : les révolutions technologiques s’accompagnent d’une baisse de la croissance de la productivité. Ces analyses, statistiques et économiques, tranchent avec les promesses du numérique véhiculées par ses évangélistes. Pourquoi ? Question compliquée à laquelle je n’ai pas de réponse ferme et définitive bien entendu. Mais je fais l’hypothèse qu’on peut l’expliquer par les façons de calculer la productivité, mais aussi de concevoir, de diffuser, d’adopter ou d’utiliser les technologies dans les organisations de travail. Mêmes si les technologies sont déterminantes pour façonner des environnements de travail plus ou moins propices à la performance et la santé au travail, il n’y pas de déterminisme technologique. Les technologies numériques ont des contreparties : politiques, économiques, sociales, etc. Les réalités du travail sont toujours locales, contingentes, situées et dépendent des dynamiques dans lesquelles s’inscrivent les projets de digitalisation et les organisations qui les conduisent. Contrairement à une idée largement partagée, ce ne sont pas seulement les qualités intrinsèques d’une technologie qui garantissent son implantation ou son efficacité, mais aussi et peut être surtout la qualité des relations qu’entretiennent les différentes parties prenantes impliquées ou concernées par le projet. Au niveau micro, l’automaticité d’un gain de productivité par l’introduction d’une nouvelle technologie n’est jamais garantie. En revanche, l’automatisation de la complexité, elle, n’est pas à exclure.

Il est préférable de questionner et discuter la pertinence des investissements technologiques … avant de les faire !

Comment éviter les écarts entre les promesses des technologies numériques et leur productivité réelle ?

Avant d’investir dans ces technologies, l'ANACT préconise d’associer systématiquement les travailleurs.euses et leur représentant.e.s à leur conception et mise en oeuvre : équilibrer les investissements numériques par des investissements dans les technologies sociales ou « RH ». Aujourd’hui, cela est fait trop rarement, et souvent trop tard. J’ai rencontré dernièrement un dirigeant de PME qui a automatisé toute sa production, et qui s’est retrouvé pieds et poings liés par le fournisseur, en incapacité de maîtriser opérationnellement le système et de le moduler en fonction des fluctuations de marché et des caractéristiques du travail réel. Prendre en compte les conditions de travail en amont des projets d’investissement numérique ce n’est pas juste une affaire de justice sociale, mais aussi d’équilibre économique. La qualité de service, ou l’expérience-client, dépend à plus d’un titre de la qualité des conditions de travail, et donc de l’expérience-travailleur.

Les conditions d’usage du numérique au travail sont révélatrices de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés selon la place qu’on occupe dans l’organisation.

Qu’entendez-vous par “expérience travailleur” ?

Le plus souvent, on entend parler d’“expérience collaborateur”. Les deux notions se recouvrent partiellement. Elles s’intéressent aux ressentis, aux relations et aux fonctions des travailleurs.euses. Elles constituent le pendant de l’expérience-client, de l’expérience-utilisateur, mantra de la digitalisation. Elles cherchent un équilibre des attentions dans les logiques d’investissement, afin de concilier santé au travail et performance économique notamment. Elles partagent l’idée d’une symétrie. La notion d’expérience-collaborateur, souvent utilisée par les services RH des grandes entreprises, se donne à voir comme un levier d’attractivité et de fidélisation dans un monde du travail concurrentiel. La notion d’expérience-travailleur est davantage politique. Elle renvoie aux pratiques, savoirs, mémoires et pouvoirs d’expression et d’action des travailleurs.euses sur le contenu et la qualité de leur travail. Elle est plus centrée sur l’expérience de travail, à travers notamment les gestes métiers (plus ou moins soutenus et/ou empêchés) mais également les pratiques de représentation et de délibération collective des intérêts.

Quels sont les impacts de la transformation numérique des entreprises sur les travailleurs ?

Les impacts sanitaires liés au travail sur écran sont bien connus : risques liés à la sédentarité (manque d’activité physique et problèmes de diabète par exemple), troubles musculo-squelettiques (liés à des postures de travail peu ergonomiques) ou troubles oculaires (liés aux rayonnent des écrans). Finalement, les risques psycho-sociaux (burn-out, etc) liés aux usages du numérique sont aujourd’hui encore peu ou pas pris en compte (2). Cela dit, il n’y pas de transformation numérique uniforme. Les conditions d’usages du numérique au travail sont liés aux conditions d’exercice de l’activité et sont autant de révélateurs de contextes d’exposition à des risques professionnels différenciés, ainsi que le rappelle la DARES. Par exemple, les salariés non utilisateurs exercent sous de fortes contraintes d’horaire et de rythme, et ont un travail plus répétitif. Ils disposent de moins d’autonomie ; ce sont majoritairement des employés ou des ouvriers non qualifiés. Les utilisateurs modérés ont une charge de travail importante mais disposent de marges de manœuvre plus étendues. Il s’agit plutôt d’employés qualifiés et de professions intermédiaires. Les utilisateurs intensifs « sédentaires » exercent un travail sous pression et routinier, mais bénéficient de reconnaissance et de marges de manœuvre plus faibles que les non utilisateurs, qui sont quant à eux souvent plus « mobiles ». Ces conséquences de la transformation numérique du travail ne doivent pas occulter ses côtés positifs. Les infrastructures et les outils numériques peuvent être des appuis pour faciliter l’organisation, la gestion, l’interaction, développer des compétences et des parcours, donner du sens à son engagement au travail, ou même protéger sa santé et sa sécurité comme pendant la pandémie de covid-19.

Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version dégradée.

Comment se prémunir de ces risques physiques et psychosociaux ?

Différents leviers peuvent être activés. Pour commencer, le droit. Depuis l’entrée en vigueur du droit à la déconnexion en 2017, les entreprises de plus de 50 salariés doivent mettre en place des instruments de régulation des outils numériques, de façon à prévenir les temps de repos et la santé des travailleurs. Elles doivent intégrer cet aspect dans leurs négociations annuelles sur la qualité de vie au travail. A défaut d’accord signé avec les représentants des salariés, l’employeur est tenu de rédiger une charte définissant les modalités d’exercice du droit à la déconnexion. Au-delà du dialogue social, à l’échelle de l’entreprise mais aussi de la branche professionnelle ou des territoires, le management et les collectifs de travail sont déterminants pour construire des environnements de travail de qualité. Enfin, le développement de compétences de base en matière de numérique, mais également de capacités critiques et réflexives partagées pourraient faciliter et d’enrichir la transformation numérique des entreprises. Dans le quotidien de l’activité, les questions d’autonomie dans le travail, de marges de manœuvre et de décision, de soutien collectif sont décisives en matière de prévention, et plus largement de santé au travail. Lorsque les rapports de forces sont trop asymétriques, comme pour le cas des livreurs à vélo par exemple, il faut combiner les leviers médiatiques, juridiques, sociaux et organisationnels pour espérer changer la donne. Car pour ces travailleurs.euses, c’est directement le corps, et pas seulement la tête, qu’une gestion algorithmique de l’activité peut exposer à des risques professionnels, parfois mortels.

Avec le confinement, le télétravail s’est diffusé à toute vitesse... 

Avant le confinement, le télétravail était une pratique assez peu répandue selon les chiffres de la DARES. En 2017, seuls 3% des salariés le pratiquaient au moins une fois par semaine, dans le cadre d’un accord d’entreprise. L’étude menée en 2018 par Malakoff Médéric parle toutefois d’une « pratique déjà largement répandue, majoritairement de manière non contractualisée ». La part des télétravailleurs était alors estimée 19 % des salariés. Des travaux plus qualitatifs montrent que le télétravail était plutôt utilisé comme un recours pour se mettre à l’abri du flux continuel de sollicitations et ainsi pouvoir se concentrer davantage. Pendant le confinement, le télétravail a été mis en place dans une version très dégradée. Bien souvent sans expérience, ni préparation, avec un matériel plus ou moins à disposition ou adapté, dans un contexte d’angoisse collective et de mise à l’arrêt du fonctionnement ordinaire de bon nombre d’institutions à commencer par l’école. Le phénomène a été massif et soudain. Et l’expérience a montré que beaucoup plus d’activités qu’on voulait bien le reconnaître étaient télétravaillables. Malgré des conditions dégradées, cette expérience inédite de télétravail semble avoir renforcé les convictions de part et d’autres. Les primo-télétravailleurs semblent aspirer à poursuivre cette pratique, dans un cadre adapté, selon un sondage réalisé par l’ANACT. La situation est évolutive et appelle à une régulation collective sous une forme ou sous une autre. A ce sujet, la prochaine réunion des partenaires sociaux aura lieu le 22 septembre prochain. Affaire à suivre.

(1) Dans leur étude prospective sur la digitalisation des entreprises en 2017, Salima Benhamou de France Stratégie met elle en évidence quatre types de modèles pour les organisations de demain : l’organisation apprenante, la plateforme collaborative virtuelle, le super interim et le taylorisme new age.

(2) En France, une action du Plan Santé au Travail, piloté par la Direction Générale du Travail, est dédiée à une meilleure compréhension et prévention des risques liés aux conditions d’usages des outils numériques. Ce groupe s’appuie sur les différentes expertises des organismes dans le champ de la santé au travail (COCT, INRS, DARES et ANACT notamment).

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Expert de l’impact de la transition numérique sur les conditions de travail, Vincent Mandinaud exerce au sein de l’ANACT, l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail. Il pilote le groupe de travail national sur les conditions d’usage des outils numériques dans le cadre du Plan Santé au Travail 2016-2020.

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Martin Werlen
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