Magazine
April 30, 2020

Le coliving peut-il être l'avenir de la propriété ?

A l’heure de la crise sanitaire liée au covid-19, sans surprise, les mesures de quarantaine et l'accent mis sur la distanciation sociale ont durement touché le secteur de la cohabitation et plus spécifiquement du coliving. Alors que la pandémie fait des ravages dans les grands centres urbains où la cohabitation est importante, notamment à New York, Paris et Londres, elle soulève certainement des questions sur l'intérêt de vivre en étroite cohabitation.

Le coliving, forme d'hébergement colocative avec une forte dimension servicielle, émerge dans un contexte de rareté et de cherté de l'immobilier : les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Il correspond aussi à une transformation de la structure des ménages et de leurs parcours résidentiels. Le modèle familial change – séparations, divorces, nouvelles unions et familles recomposées – et crée autant de variations dans la configuration du logement idéal. L’évolution des manières d'habiter et la désynchronisation des rythmes de travail entraîne également de nouveaux besoins en termes de propriété (chiffres insee). Enfin, les phénomènes d'isolement et l'individualisation de la population entraînent une modification de la demande locative vers de formes d'habiter plus collectives. Dans ce contexte de transformation de la temporalité et des modalités d’occupation des logements, l'économie servicielle de la propriété proposée par le coliving semble apporter des réponses adaptées.

On ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement à « un service d’habitat »

Le coliving, réponse aux besoins d'une époque ?

Le coliving, à mi-chemin entre la prestation hôtelière et la colocation classique, répond d’une certaine manière à ces besoins d'accessibilité, de flexibilité, de services et de vie en communauté. Les opérateurs de ce nouveau type d'offre locative ne vendent pas uniquement des produits mais une solution comprenant le produit, l'accès et les services associés. C'est ce que l'on appelle la « servitisation », anglicisme né de "servitization". Le développement de cette culture du service dans l'immobilier transforme l'ensemble des modalités d'accès au logement – la location comme la propriété. Tout semble indiquer que l’on ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement, comme si on louait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance du bien, les colivers contracteront des services additionnels sous la forme d'abonnements, de la même façon qu'ils s'abonnent à Netflix.

Le coliving s'inscrit dans la longue histoire des politiques hygiénistes du logement.

Aujourd’hui, une majorité d’opérations immobilières en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’engouffrent dans la brèche ouvert par le coliving. A Marseille, l’opérateur Axis, à la fois investisseur promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence entièrement rénovée mêlant espaces privatifs et collectifs : des chambres meublées en colocation ou individuelles, allant du studio au deux pièces, assortis d'une panoplie de services (conciergerie, cours de sports collectifs, cinéclub, service à la chambre, location de postes de coworking, offre de restauration, etc.). Les offres locatives mensuelles sont quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

Le coliving, une histoire ancienne ?

Si le coliving connaît un certain succès aujourd'hui, ces formes d'habiter sont loin d'être nouvelles. En misant sur l'intégration de différentes infrastructures et services en faveur du bien-être et de la bonne santé des occupants, elles s'inscrivent dans la longue histoire des politiques hygiénistes dans le logement, qu'il soit social ou ouvrier. En témoigne la Saline Royale d'Arc-et-Senans, construite par l'architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne du roi Louis XV. Cette manufacture destinée à la production de sel fonctionnait comme une usine intégrée. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait à la fois les espaces de production et les lieux d’habitation pour l'ensemble des travailleurs. Chaque habitant redevait aux commis, nom de l'administration chargée de la perception de l'impôt sur le sel, la gabelle, taxe indirecte royale sur le sel.

En mettant l'accent sur la vie communautaire, le coliving s'inspire également des idées des socialistes utopiques, à l'image de l'industriel Jean-Baptiste André Godin et de son familistère de Guise. Fondé sur des principes de coopération entre ouvriers, le familistère constitue une véritable coopérative de production et de vie. Plusieurs familles y vivent en communauté et partagent de nombreux infrastructures et services - magasins, écoles, théâtres, bains, etc.

Dans le contexte concurrentiel des appels à projets, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing.

Le coliving, de belles promesses...non tenues ?

La façon dont se développe le coliving aujourd'hui révèle une contradiction avec les besoins auxquels il devait initialement répondre.

Là où il promettait une focalisation sur les usagers et les besoins, on observe une surenchère servicielle et programmatique. Le contexte concurrentiel des appels à projets, à l'exemple d' « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 », encourage une distorsion entre les propositions faites et les besoins réels en matière d'habitat et d'habiter. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing (1). Derrière cette surenchère servicielle, on peut aussi discerner une nouvelle forme de paternalisme contre l'émancipation individuelle et collective. Emprunté du latin servitium (« esclavage », « joug », « servilité ») et de servus (« esclave ») et servire (« être asservi »), l'étymologie du mot « service » comporte bien l'idée d'un assujettissement à une volonté supérieure. 

Le coliving, c'est avant tout l'entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent.

Là où il proposait une autre façon d'habiter, plus collective et communautaire, le coliving véhicule en réalité une vision très consumériste et individualiste de l'habiter. Cette économie de la fonctionnalité, transposée au logement, produit une consommation interchangeable et généralisée. Une façon de « s’acheter une vie » (2), donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la modernité liquide. A tel point qu'un journaliste du Guardian qualifia ces logements de "dortoirs d'entreprises cyniques". Le coliving semble donc contribuer à une perte de sens de l'habiter, mais également à une diminution du lien social. Car le coliving, aujourd’hui, correspond principalement à de l'entre-soi : des jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent (3).

Finalement, alors qu'il promettait une réponse à la crise du logement et aux nouveaux besoins des foyers, le coliving actuel semble plutôt en exploiter les interstices. Le contenu programmatique du coliving se dessine dans un contexte de cherté et raréfaction du foncier constructible, qui rend le calcul de la rentabilité primordial. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier (4), plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l'ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs résiliente.

Un signe annonciateur d'une réforme du droit de la propriété ?

Il n'en demeure pas moins que ce modèle d'habiter correspond bien à une nouvelle conception de la propriété où l'usage surpasse le bien. Là encore, ce principe n'est pas nouveau. On le retrouve dans le droit romain avec l'emphythéose : un droit réel de jouissance conféré sur un bien appartenant à autrui et moyennant le versement d'une redevance périodique, le canon. (5)

En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

Aujourd'hui, ces idées font à nouveau leur apparition dans le débat public. Le 20 novembre 2019, le député de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement proposant la création d’un nouveau droit de propriété fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti. Ce rapport a suscité de nombreuses interrogations et l’actuel ministre chargé de la ville et du logement, Julien Denormandie, se dit « en phase d'observation ».

Dans le même temps, des formes de propriété collective, basées sur des principes d'autogestion, voient le jour. En définitive, il semblerait que ces nouvelles conceptions de la propriété n'émaneront ni de l'administration, ni des entreprises. Dans un environnement institutionnel qui peine à expérimenter, dont les procédures sont paralysantes et créent des formes de propriété « par le haut » (6), les nouvelles modalités de la propriété s'inventeront « par le bas ». A l'image de ce projet pilote de propriété partagée à Villeurbanne, le village vertical, qui a permis d’influencer la loi ALUR. En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

  1. La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.
  2. Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S'acheter une vie » paru en octobre 2008.
  3. Analyse critique de Monique Eleb recueillis par Emmanuel Poncet : https://www.lexpress.fr/styles/le-coliving-c-est-l-entre-soi-de-jeunes-qui-se-cooptent-et-qui-ont-de-l-argent-m-eleb_2108366.html
  4. S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l'OFCE.
  5. Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.
  6. La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l'Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.

_______

Architecte de formation, Nassim Moussi s’est intéressé aux politiques urbaines et notamment aux Grands ensembles. Ses travaux actuels portent sur les méthodologies participatives alternatives dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il a notamment cofondé un tiers-lieu dans un quartier en renouvellement urbain à Reims.

_______

Sur le même sujet:

> « Faire de la promotion en favorisant l'appropriation »

> « Coliving on the rise: can house-sharing make cities great again? »

> « Feu vert pour l’habitat participatif »

Le coliving peut-il être l'avenir de la propriété ?

by 
Nassim Moussi
Magazine
April 21, 2020
Le coliving peut-il être l'avenir de la propriété ?
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ANALYSE. Formule d’hébergement colocative à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, le coliving propose une alternative au logement traditionnel tout en interrogeant notre rapport à la propriété. Mais dans quelle mesure cette stratégie expérientielle de la propriété pourra-t-elle en transformer véritablement les logiques ? Et qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure de la pandémie et des injonctions à la distanciation sociale ? Derrière les belles promesses et les opérations marketing, le coliving répond-il à de véritables besoins ? Ou exploite-t-il les failles d'un système à bout de souffle ? Un éclairage historique et documenté, par Nassim Moussi.

A l’heure de la crise sanitaire liée au covid-19, sans surprise, les mesures de quarantaine et l'accent mis sur la distanciation sociale ont durement touché le secteur de la cohabitation et plus spécifiquement du coliving. Alors que la pandémie fait des ravages dans les grands centres urbains où la cohabitation est importante, notamment à New York, Paris et Londres, elle soulève certainement des questions sur l'intérêt de vivre en étroite cohabitation.

Le coliving, forme d'hébergement colocative avec une forte dimension servicielle, émerge dans un contexte de rareté et de cherté de l'immobilier : les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Il correspond aussi à une transformation de la structure des ménages et de leurs parcours résidentiels. Le modèle familial change – séparations, divorces, nouvelles unions et familles recomposées – et crée autant de variations dans la configuration du logement idéal. L’évolution des manières d'habiter et la désynchronisation des rythmes de travail entraîne également de nouveaux besoins en termes de propriété (chiffres insee). Enfin, les phénomènes d'isolement et l'individualisation de la population entraînent une modification de la demande locative vers de formes d'habiter plus collectives. Dans ce contexte de transformation de la temporalité et des modalités d’occupation des logements, l'économie servicielle de la propriété proposée par le coliving semble apporter des réponses adaptées.

On ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement à « un service d’habitat »

Le coliving, réponse aux besoins d'une époque ?

Le coliving, à mi-chemin entre la prestation hôtelière et la colocation classique, répond d’une certaine manière à ces besoins d'accessibilité, de flexibilité, de services et de vie en communauté. Les opérateurs de ce nouveau type d'offre locative ne vendent pas uniquement des produits mais une solution comprenant le produit, l'accès et les services associés. C'est ce que l'on appelle la « servitisation », anglicisme né de "servitization". Le développement de cette culture du service dans l'immobilier transforme l'ensemble des modalités d'accès au logement – la location comme la propriété. Tout semble indiquer que l’on ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement, comme si on louait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance du bien, les colivers contracteront des services additionnels sous la forme d'abonnements, de la même façon qu'ils s'abonnent à Netflix.

Le coliving s'inscrit dans la longue histoire des politiques hygiénistes du logement.

Aujourd’hui, une majorité d’opérations immobilières en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’engouffrent dans la brèche ouvert par le coliving. A Marseille, l’opérateur Axis, à la fois investisseur promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence entièrement rénovée mêlant espaces privatifs et collectifs : des chambres meublées en colocation ou individuelles, allant du studio au deux pièces, assortis d'une panoplie de services (conciergerie, cours de sports collectifs, cinéclub, service à la chambre, location de postes de coworking, offre de restauration, etc.). Les offres locatives mensuelles sont quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

Le coliving, une histoire ancienne ?

Si le coliving connaît un certain succès aujourd'hui, ces formes d'habiter sont loin d'être nouvelles. En misant sur l'intégration de différentes infrastructures et services en faveur du bien-être et de la bonne santé des occupants, elles s'inscrivent dans la longue histoire des politiques hygiénistes dans le logement, qu'il soit social ou ouvrier. En témoigne la Saline Royale d'Arc-et-Senans, construite par l'architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne du roi Louis XV. Cette manufacture destinée à la production de sel fonctionnait comme une usine intégrée. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait à la fois les espaces de production et les lieux d’habitation pour l'ensemble des travailleurs. Chaque habitant redevait aux commis, nom de l'administration chargée de la perception de l'impôt sur le sel, la gabelle, taxe indirecte royale sur le sel.

En mettant l'accent sur la vie communautaire, le coliving s'inspire également des idées des socialistes utopiques, à l'image de l'industriel Jean-Baptiste André Godin et de son familistère de Guise. Fondé sur des principes de coopération entre ouvriers, le familistère constitue une véritable coopérative de production et de vie. Plusieurs familles y vivent en communauté et partagent de nombreux infrastructures et services - magasins, écoles, théâtres, bains, etc.

Dans le contexte concurrentiel des appels à projets, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing.

Le coliving, de belles promesses...non tenues ?

La façon dont se développe le coliving aujourd'hui révèle une contradiction avec les besoins auxquels il devait initialement répondre.

Là où il promettait une focalisation sur les usagers et les besoins, on observe une surenchère servicielle et programmatique. Le contexte concurrentiel des appels à projets, à l'exemple d' « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 », encourage une distorsion entre les propositions faites et les besoins réels en matière d'habitat et d'habiter. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing (1). Derrière cette surenchère servicielle, on peut aussi discerner une nouvelle forme de paternalisme contre l'émancipation individuelle et collective. Emprunté du latin servitium (« esclavage », « joug », « servilité ») et de servus (« esclave ») et servire (« être asservi »), l'étymologie du mot « service » comporte bien l'idée d'un assujettissement à une volonté supérieure. 

Le coliving, c'est avant tout l'entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent.

Là où il proposait une autre façon d'habiter, plus collective et communautaire, le coliving véhicule en réalité une vision très consumériste et individualiste de l'habiter. Cette économie de la fonctionnalité, transposée au logement, produit une consommation interchangeable et généralisée. Une façon de « s’acheter une vie » (2), donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la modernité liquide. A tel point qu'un journaliste du Guardian qualifia ces logements de "dortoirs d'entreprises cyniques". Le coliving semble donc contribuer à une perte de sens de l'habiter, mais également à une diminution du lien social. Car le coliving, aujourd’hui, correspond principalement à de l'entre-soi : des jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent (3).

Finalement, alors qu'il promettait une réponse à la crise du logement et aux nouveaux besoins des foyers, le coliving actuel semble plutôt en exploiter les interstices. Le contenu programmatique du coliving se dessine dans un contexte de cherté et raréfaction du foncier constructible, qui rend le calcul de la rentabilité primordial. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier (4), plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l'ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs résiliente.

Un signe annonciateur d'une réforme du droit de la propriété ?

Il n'en demeure pas moins que ce modèle d'habiter correspond bien à une nouvelle conception de la propriété où l'usage surpasse le bien. Là encore, ce principe n'est pas nouveau. On le retrouve dans le droit romain avec l'emphythéose : un droit réel de jouissance conféré sur un bien appartenant à autrui et moyennant le versement d'une redevance périodique, le canon. (5)

En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

Aujourd'hui, ces idées font à nouveau leur apparition dans le débat public. Le 20 novembre 2019, le député de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement proposant la création d’un nouveau droit de propriété fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti. Ce rapport a suscité de nombreuses interrogations et l’actuel ministre chargé de la ville et du logement, Julien Denormandie, se dit « en phase d'observation ».

Dans le même temps, des formes de propriété collective, basées sur des principes d'autogestion, voient le jour. En définitive, il semblerait que ces nouvelles conceptions de la propriété n'émaneront ni de l'administration, ni des entreprises. Dans un environnement institutionnel qui peine à expérimenter, dont les procédures sont paralysantes et créent des formes de propriété « par le haut » (6), les nouvelles modalités de la propriété s'inventeront « par le bas ». A l'image de ce projet pilote de propriété partagée à Villeurbanne, le village vertical, qui a permis d’influencer la loi ALUR. En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

  1. La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.
  2. Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S'acheter une vie » paru en octobre 2008.
  3. Analyse critique de Monique Eleb recueillis par Emmanuel Poncet : https://www.lexpress.fr/styles/le-coliving-c-est-l-entre-soi-de-jeunes-qui-se-cooptent-et-qui-ont-de-l-argent-m-eleb_2108366.html
  4. S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l'OFCE.
  5. Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.
  6. La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l'Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.

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Architecte de formation, Nassim Moussi s’est intéressé aux politiques urbaines et notamment aux Grands ensembles. Ses travaux actuels portent sur les méthodologies participatives alternatives dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il a notamment cofondé un tiers-lieu dans un quartier en renouvellement urbain à Reims.

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Sur le même sujet:

> « Faire de la promotion en favorisant l'appropriation »

> « Coliving on the rise: can house-sharing make cities great again? »

> « Feu vert pour l’habitat participatif »

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Nassim Moussi
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April 21, 2020

Le coliving peut-il être l'avenir de la propriété ?

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ANALYSE. Formule d’hébergement colocative à mi-chemin entre la prestation hôtelière et le logement classique, le coliving propose une alternative au logement traditionnel tout en interrogeant notre rapport à la propriété. Mais dans quelle mesure cette stratégie expérientielle de la propriété pourra-t-elle en transformer véritablement les logiques ? Et qu’en est-il aujourd’hui, à l’heure de la pandémie et des injonctions à la distanciation sociale ? Derrière les belles promesses et les opérations marketing, le coliving répond-il à de véritables besoins ? Ou exploite-t-il les failles d'un système à bout de souffle ? Un éclairage historique et documenté, par Nassim Moussi.

A l’heure de la crise sanitaire liée au covid-19, sans surprise, les mesures de quarantaine et l'accent mis sur la distanciation sociale ont durement touché le secteur de la cohabitation et plus spécifiquement du coliving. Alors que la pandémie fait des ravages dans les grands centres urbains où la cohabitation est importante, notamment à New York, Paris et Londres, elle soulève certainement des questions sur l'intérêt de vivre en étroite cohabitation.

Le coliving, forme d'hébergement colocative avec une forte dimension servicielle, émerge dans un contexte de rareté et de cherté de l'immobilier : les gens rencontrent de plus en plus de difficultés à se loger. Il correspond aussi à une transformation de la structure des ménages et de leurs parcours résidentiels. Le modèle familial change – séparations, divorces, nouvelles unions et familles recomposées – et crée autant de variations dans la configuration du logement idéal. L’évolution des manières d'habiter et la désynchronisation des rythmes de travail entraîne également de nouveaux besoins en termes de propriété (chiffres insee). Enfin, les phénomènes d'isolement et l'individualisation de la population entraînent une modification de la demande locative vers de formes d'habiter plus collectives. Dans ce contexte de transformation de la temporalité et des modalités d’occupation des logements, l'économie servicielle de la propriété proposée par le coliving semble apporter des réponses adaptées.

On ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement à « un service d’habitat »

Le coliving, réponse aux besoins d'une époque ?

Le coliving, à mi-chemin entre la prestation hôtelière et la colocation classique, répond d’une certaine manière à ces besoins d'accessibilité, de flexibilité, de services et de vie en communauté. Les opérateurs de ce nouveau type d'offre locative ne vendent pas uniquement des produits mais une solution comprenant le produit, l'accès et les services associés. C'est ce que l'on appelle la « servitisation », anglicisme né de "servitization". Le développement de cette culture du service dans l'immobilier transforme l'ensemble des modalités d'accès au logement – la location comme la propriété. Tout semble indiquer que l’on ne vendra bientôt plus de m² mais un abonnement, comme si on louait « un service d’habitat ». Tout en s’acquittant d’un forfait fixe mensuel, qui englobera la jouissance du bien, les colivers contracteront des services additionnels sous la forme d'abonnements, de la même façon qu'ils s'abonnent à Netflix.

Le coliving s'inscrit dans la longue histoire des politiques hygiénistes du logement.

Aujourd’hui, une majorité d’opérations immobilières en France et à l’étranger, prétextant une « expérience utilisateur » ou « un lien communautaire », s’engouffrent dans la brèche ouvert par le coliving. A Marseille, l’opérateur Axis, à la fois investisseur promoteur et gestionnaire de la marque The Babel Community, propose une résidence entièrement rénovée mêlant espaces privatifs et collectifs : des chambres meublées en colocation ou individuelles, allant du studio au deux pièces, assortis d'une panoplie de services (conciergerie, cours de sports collectifs, cinéclub, service à la chambre, location de postes de coworking, offre de restauration, etc.). Les offres locatives mensuelles sont quant à elles, basées sur la flexibilité des baux et le sans engagement.

Le coliving, une histoire ancienne ?

Si le coliving connaît un certain succès aujourd'hui, ces formes d'habiter sont loin d'être nouvelles. En misant sur l'intégration de différentes infrastructures et services en faveur du bien-être et de la bonne santé des occupants, elles s'inscrivent dans la longue histoire des politiques hygiénistes dans le logement, qu'il soit social ou ouvrier. En témoigne la Saline Royale d'Arc-et-Senans, construite par l'architecte Claude-Nicolas Ledoux sous le règne du roi Louis XV. Cette manufacture destinée à la production de sel fonctionnait comme une usine intégrée. Construite en forme d’arc de cercle, elle abritait à la fois les espaces de production et les lieux d’habitation pour l'ensemble des travailleurs. Chaque habitant redevait aux commis, nom de l'administration chargée de la perception de l'impôt sur le sel, la gabelle, taxe indirecte royale sur le sel.

En mettant l'accent sur la vie communautaire, le coliving s'inspire également des idées des socialistes utopiques, à l'image de l'industriel Jean-Baptiste André Godin et de son familistère de Guise. Fondé sur des principes de coopération entre ouvriers, le familistère constitue une véritable coopérative de production et de vie. Plusieurs familles y vivent en communauté et partagent de nombreux infrastructures et services - magasins, écoles, théâtres, bains, etc.

Dans le contexte concurrentiel des appels à projets, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing.

Le coliving, de belles promesses...non tenues ?

La façon dont se développe le coliving aujourd'hui révèle une contradiction avec les besoins auxquels il devait initialement répondre.

Là où il promettait une focalisation sur les usagers et les besoins, on observe une surenchère servicielle et programmatique. Le contexte concurrentiel des appels à projets, à l'exemple d' « Inventons la Métropole du Grand Paris 2 », encourage une distorsion entre les propositions faites et les besoins réels en matière d'habitat et d'habiter. Entre espaces de bureaux partagés, hacker house, makerspace, urban farming, fablabs et autres tiers-lieux, les propositions servicielles se démultiplient, à grand renfort d'opérations marketing (1). Derrière cette surenchère servicielle, on peut aussi discerner une nouvelle forme de paternalisme contre l'émancipation individuelle et collective. Emprunté du latin servitium (« esclavage », « joug », « servilité ») et de servus (« esclave ») et servire (« être asservi »), l'étymologie du mot « service » comporte bien l'idée d'un assujettissement à une volonté supérieure. 

Le coliving, c'est avant tout l'entre-soi de jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent.

Là où il proposait une autre façon d'habiter, plus collective et communautaire, le coliving véhicule en réalité une vision très consumériste et individualiste de l'habiter. Cette économie de la fonctionnalité, transposée au logement, produit une consommation interchangeable et généralisée. Une façon de « s’acheter une vie » (2), donnant ainsi une dimension volatile et éphémère à tous les domaines de la vie en société, ce que Zygmunt Bauman nommera la modernité liquide. A tel point qu'un journaliste du Guardian qualifia ces logements de "dortoirs d'entreprises cyniques". Le coliving semble donc contribuer à une perte de sens de l'habiter, mais également à une diminution du lien social. Car le coliving, aujourd’hui, correspond principalement à de l'entre-soi : des jeunes gens qui se ressemblent et se cooptent (3).

Finalement, alors qu'il promettait une réponse à la crise du logement et aux nouveaux besoins des foyers, le coliving actuel semble plutôt en exploiter les interstices. Le contenu programmatique du coliving se dessine dans un contexte de cherté et raréfaction du foncier constructible, qui rend le calcul de la rentabilité primordial. Si la hausse du prix du foncier entraîne la hausse du prix de l’immobilier (4), plusieurs opérateurs immobiliers de coliving ont bien compris que l'ensemble de leur flux de trésorerie doit être généré par les activités servicielles, d’où l’importance d’établir une promotion servicielle la plus marketée possible.

Le coliving et ses surenchères servicielles sont en hausse en Europe et dans le monde, mais avec des différences significatives dans la maturité du marché selon les juridictions. Ce modèle économique en forte demande dans un environnement de taux bas, voire négatifs, suscite un vif intérêt des professionnels de l’investissement. Tous s’intéressent de près à cette classe d’actifs résiliente.

Un signe annonciateur d'une réforme du droit de la propriété ?

Il n'en demeure pas moins que ce modèle d'habiter correspond bien à une nouvelle conception de la propriété où l'usage surpasse le bien. Là encore, ce principe n'est pas nouveau. On le retrouve dans le droit romain avec l'emphythéose : un droit réel de jouissance conféré sur un bien appartenant à autrui et moyennant le versement d'une redevance périodique, le canon. (5)

En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

Aujourd'hui, ces idées font à nouveau leur apparition dans le débat public. Le 20 novembre 2019, le député de la Haute-Garonne Jean-Luc Lagleize a remis un rapport au gouvernement proposant la création d’un nouveau droit de propriété fondé sur la dissociation entre le foncier et le bâti. Ce rapport a suscité de nombreuses interrogations et l’actuel ministre chargé de la ville et du logement, Julien Denormandie, se dit « en phase d'observation ».

Dans le même temps, des formes de propriété collective, basées sur des principes d'autogestion, voient le jour. En définitive, il semblerait que ces nouvelles conceptions de la propriété n'émaneront ni de l'administration, ni des entreprises. Dans un environnement institutionnel qui peine à expérimenter, dont les procédures sont paralysantes et créent des formes de propriété « par le haut » (6), les nouvelles modalités de la propriété s'inventeront « par le bas ». A l'image de ce projet pilote de propriété partagée à Villeurbanne, le village vertical, qui a permis d’influencer la loi ALUR. En transformant les situations de fait en situations de droit, il sera toujours possible d'inventer différentes formes de propriété.

  1. La majorité des 23 projets lauréats IMGP2, intègrent des programmations mixtes questionnant des nouveaux modes d’habiter et de travailler. Notamment avec 15 000m² prévues exclusivement pour du coliving.
  2. Titre de l’ouvrage de Zygmunt Bauman « S'acheter une vie » paru en octobre 2008.
  3. Analyse critique de Monique Eleb recueillis par Emmanuel Poncet : https://www.lexpress.fr/styles/le-coliving-c-est-l-entre-soi-de-jeunes-qui-se-cooptent-et-qui-ont-de-l-argent-m-eleb_2108366.html
  4. S. Levasseur,2013. « Éléments de réflexion sur le foncier et sa contribution au prix de l’immobilier » n°128, parue dans la revue de l'OFCE.
  5. Halpérin, JL. 2008. Histoire du droit des biens, Editeur : Economica.
  6. La proposition de loi du 20/11/2019 adoptée à l'Assemblée nationale en première lecture, du député Jean-Luc Lagleize, en est le parfait exemple.

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Architecte de formation, Nassim Moussi s’est intéressé aux politiques urbaines et notamment aux Grands ensembles. Ses travaux actuels portent sur les méthodologies participatives alternatives dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville. Il a notamment cofondé un tiers-lieu dans un quartier en renouvellement urbain à Reims.

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Nassim Moussi
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