Magazine
May 16, 2022

Donner à la jeunesse les moyens de son émancipation

Qu’est-ce qui vous indigne dans la situation des jeunes en France ? 

Camille Peugny : La crise sanitaire a eu le mérite de révéler aux yeux du grand public qu’une partie des jeunes ne mange pas de la journée si on ne leur offre pas des repas gratuits, ou à un euro. Ce qui m’indigne, c’est qu’on condamne les personnes de 16 à 25 ans à dépendre principalement de leur famille pour avoir accès aux dispositifs de solidarité nationale (1). Comment peut-on donner le droit de vote à une personne et dans le même temps l’obliger à dépendre de sa famille pour bénéficier des aides publiques (qui lui sont destinées allocations familiales, réductions d’impôts, etc.) ? Deux injonctions contradictoires pèsent ainsi sur cette génération : d’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles. Et à côté de ça, l’Etat français dépense 50% d’argent public en plus pour financer les études des élèves déjà sur-privilégié-es des classes préparatoires (CPGE) plutôt que pour les étudiant-es de la fac. 

D’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles.

Dans votre ouvrage Pour une politique de la jeunesse, vous dénoncez l’injonction de l’urgence qui pèse sur la jeunesse. Lors du Ouishare Fest 2021, nous abordions aussi la nécessité de retrouver le temps long. Quelle conception de la jeunesse défendez-vous ? 

C. P. : En France, les statistiques du ministère de l’éducation nationale recensent les élèves “en retard” en sixième ou en seconde pour désigner celles et ceux qui ont redoublé une année ! En France, être jeune c’est devoir se dépêcher d’étudier, si possible longtemps et sans se tromper, de choisir la bonne voie. A rebours de cette vision , je voudrais que la jeunesse soit le temps de l’expérimentation. Que cela rime avec le droit de se tromper, surtout pour cette frange sacrifiée de la jeunesse qui rate sa première chance. Ils sont 90 000 chaque année à sortir du système éducatif sans qualification ou avec au plus le brevet des collèges : il en va de notre devoir de leur proposer une deuxième, voire une troisième chance.

Le chômage des jeunes est plus de deux fois supérieur au reste de la population, avec une moyenne de 20% ces derniers mois. Il concerne en premier lieu ces jeunes “sacrifié-es” que vous évoquez. Quelle réforme proposez-vous ? 

C. P. : En premier lieu, il faut que l’Etat cesse de considérer les jeunes comme des mineurs sociaux, c’est-à-dire comme les enfants de leurs parents jusqu’à 25 ans. J’appelle à remplacer tous les dispositifs d’aide destinés aux familles (allocations familiales, réductions fiscales, etc.) par un dispositif national d’aide publique universel et sans contrepartie adressé directement aux jeunes en fonction de leur situation : 

  • des bons mensuels de 800 euros par mois pour la formation initiale des étudiant-es, à l’instar de ce qui existe par exemple au Danemark ;
  • un droit à la formation professionnelle inversement proportionnel à ce qui n’a pas été utilisé en formation initiale pour les jeunes qui font peu ou pas d’études, sous la forme de bons mensuels de 800 euros par mois ; 
  • une extension du RSA pour les jeunes ni en études, ni en emploi, véritable mesure d’urgence sociale.

Par ailleurs, ce dispositif doit s’accompagner d’une réforme de l’école en profondeur, pour en faire un lieu d’apprentissage démocratique. D’autres chercheurs y travaillent depuis de longues années !  

Pourquoi proposer un dispositif universel et sans contrepartie ? 

C. P. : Universel, d’abord parce que l’histoire a montré que les politiques universelles étaient les moins contestées - les allocations familiales en sont un excellent exemple. En raison de la conception de la jeunesse que je défends ensuite : les jeunes doivent être considérés comme des citoyens à part entière dès lors qu’ils sont majeurs politiquement. Arrêtons donc de toujours les renvoyer à leur origine sociale et au niveau de revenu de leurs parents. Dans la même logique, ce dispositif doit aussi être sans contrepartie : il s’agit de protéger et de défendre nos jeunes comme on le fait avec nos vieilles et nos vieux. Envisagerait-on de demander à une octogénaire de faire cent pas de plus avec son déambulateur en contrepartie d’une allocation vieillesse ? 

Sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas.

Vous proposez une allocation mensuelle de 800 euros durant quelques années. Pourquoi pas pendant toute la vie, comme les propositions de revenu universel, d’existence, de base ou encore le salaire à vie ?

C. P. : Il y a dix ans, je promouvais la suppression des classes préparatoires et des grandes écoles. Force est de constater que ce type de message n’est pas audible. Sur un plan théorique, j’adore l’idée d’un revenu ou salaire à vie. Mais sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas : convaincre demain de la nécessité d’un revenu universel pour les jeunes, même à un faible montant, c’est créer la possibilité après-demain d’aller plus loin dans cette démarche politique. Il y a aussi une question de croyance : j’aurais du mal à défendre une réforme dont l’adoption me paraîtrait quasi impossible... Peut-être est-ce le signe que j’ai cessé de croire au grand soir ? (rires)

Votre démarche ne manque-t-elle pas de radicalité ? 

C. P. : La précarité des jeunes est plus qu’une idée pour moi : c’est un vécu que j’observe et qui m’affecte. Qu’à Sciences Po les étudiants aient accès à des locaux somptueux pendant qu’il y a des fuites dans les salles de cours sans fenêtres à l’université, ça me rend malade et ce sont des choses qui finissent nécessairement par m’atteindre et atteindre beaucoup de monde. L'élitisme du système éducatif est quelque chose de difficile à accepter. Alors oui, si tu veux te faire plaisir et faire plaisir à la petite fraction de personnes qui sont d’accord avec toi, tu peux être radical. Je peux écrire un livre très vif qui appelle à la révolution, qui propose de supprimer les classes préparatoires, de supprimer tout financement public pour l’école privée (deux mesures qui dans le fond me conviennent tout à fait!).  Mais ce genre de livre  permettrait-il de convaincre des personnes au-delà de celles qui sont déjà convaincues ? En somme, deux postures s’offrent à nous : soit on s’adresse au petit nombre déjà convaincu, soit on essaye de convaincre le grand nombre, quitte à atténuer son discours. J’oscille entre les deux : la radicalité et la politique du petit pas. 

(1) En France, les allocations familiales, la demi-part fiscale et autres avantages fiscaux bénéficient directement aux parents des jeunes, chargés d’être solidaires envers leurs enfants. 

____

Camille Peugny est sociologue. Dans ses travaux, il aborde les thématiques du déclassement, de  la reproduction sociale, de la mobilité sociale. Dans son dernier essai Pour une politique de la jeunesse, il décrypte les situations de précarité vécues par de nombreux-ses jeunes et aborde la nécessité de bâtir une politique publique de soutien à destination des jeunes.

____

Sur le même sujet :

> Les secrets bien gardés du revenu universel

> La société sans école, une utopie d’actualité ?

Donner à la jeunesse les moyens de son émancipation

by 
Bérénice Stagnara et Laurine Omnès
Magazine
April 14, 2022
Donner à la jeunesse les moyens de son émancipation
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ENTRETIEN avec Camille Peugny. En pleine campagne présidentielle, les promesses politiques à destination des jeunes se multiplient : prêts à taux zéro, droit de vote à 16 ans, revenu pour les jeunes actifs, ... Ces propositions sont-elles à la hauteur de la précarité dans laquelle plongent de plus en plus de jeunes ? Quelle réponse politique apporter pour faire de la jeunesse le temps de l’expérimentation ? ‍

Qu’est-ce qui vous indigne dans la situation des jeunes en France ? 

Camille Peugny : La crise sanitaire a eu le mérite de révéler aux yeux du grand public qu’une partie des jeunes ne mange pas de la journée si on ne leur offre pas des repas gratuits, ou à un euro. Ce qui m’indigne, c’est qu’on condamne les personnes de 16 à 25 ans à dépendre principalement de leur famille pour avoir accès aux dispositifs de solidarité nationale (1). Comment peut-on donner le droit de vote à une personne et dans le même temps l’obliger à dépendre de sa famille pour bénéficier des aides publiques (qui lui sont destinées allocations familiales, réductions d’impôts, etc.) ? Deux injonctions contradictoires pèsent ainsi sur cette génération : d’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles. Et à côté de ça, l’Etat français dépense 50% d’argent public en plus pour financer les études des élèves déjà sur-privilégié-es des classes préparatoires (CPGE) plutôt que pour les étudiant-es de la fac. 

D’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles.

Dans votre ouvrage Pour une politique de la jeunesse, vous dénoncez l’injonction de l’urgence qui pèse sur la jeunesse. Lors du Ouishare Fest 2021, nous abordions aussi la nécessité de retrouver le temps long. Quelle conception de la jeunesse défendez-vous ? 

C. P. : En France, les statistiques du ministère de l’éducation nationale recensent les élèves “en retard” en sixième ou en seconde pour désigner celles et ceux qui ont redoublé une année ! En France, être jeune c’est devoir se dépêcher d’étudier, si possible longtemps et sans se tromper, de choisir la bonne voie. A rebours de cette vision , je voudrais que la jeunesse soit le temps de l’expérimentation. Que cela rime avec le droit de se tromper, surtout pour cette frange sacrifiée de la jeunesse qui rate sa première chance. Ils sont 90 000 chaque année à sortir du système éducatif sans qualification ou avec au plus le brevet des collèges : il en va de notre devoir de leur proposer une deuxième, voire une troisième chance.

Le chômage des jeunes est plus de deux fois supérieur au reste de la population, avec une moyenne de 20% ces derniers mois. Il concerne en premier lieu ces jeunes “sacrifié-es” que vous évoquez. Quelle réforme proposez-vous ? 

C. P. : En premier lieu, il faut que l’Etat cesse de considérer les jeunes comme des mineurs sociaux, c’est-à-dire comme les enfants de leurs parents jusqu’à 25 ans. J’appelle à remplacer tous les dispositifs d’aide destinés aux familles (allocations familiales, réductions fiscales, etc.) par un dispositif national d’aide publique universel et sans contrepartie adressé directement aux jeunes en fonction de leur situation : 

  • des bons mensuels de 800 euros par mois pour la formation initiale des étudiant-es, à l’instar de ce qui existe par exemple au Danemark ;
  • un droit à la formation professionnelle inversement proportionnel à ce qui n’a pas été utilisé en formation initiale pour les jeunes qui font peu ou pas d’études, sous la forme de bons mensuels de 800 euros par mois ; 
  • une extension du RSA pour les jeunes ni en études, ni en emploi, véritable mesure d’urgence sociale.

Par ailleurs, ce dispositif doit s’accompagner d’une réforme de l’école en profondeur, pour en faire un lieu d’apprentissage démocratique. D’autres chercheurs y travaillent depuis de longues années !  

Pourquoi proposer un dispositif universel et sans contrepartie ? 

C. P. : Universel, d’abord parce que l’histoire a montré que les politiques universelles étaient les moins contestées - les allocations familiales en sont un excellent exemple. En raison de la conception de la jeunesse que je défends ensuite : les jeunes doivent être considérés comme des citoyens à part entière dès lors qu’ils sont majeurs politiquement. Arrêtons donc de toujours les renvoyer à leur origine sociale et au niveau de revenu de leurs parents. Dans la même logique, ce dispositif doit aussi être sans contrepartie : il s’agit de protéger et de défendre nos jeunes comme on le fait avec nos vieilles et nos vieux. Envisagerait-on de demander à une octogénaire de faire cent pas de plus avec son déambulateur en contrepartie d’une allocation vieillesse ? 

Sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas.

Vous proposez une allocation mensuelle de 800 euros durant quelques années. Pourquoi pas pendant toute la vie, comme les propositions de revenu universel, d’existence, de base ou encore le salaire à vie ?

C. P. : Il y a dix ans, je promouvais la suppression des classes préparatoires et des grandes écoles. Force est de constater que ce type de message n’est pas audible. Sur un plan théorique, j’adore l’idée d’un revenu ou salaire à vie. Mais sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas : convaincre demain de la nécessité d’un revenu universel pour les jeunes, même à un faible montant, c’est créer la possibilité après-demain d’aller plus loin dans cette démarche politique. Il y a aussi une question de croyance : j’aurais du mal à défendre une réforme dont l’adoption me paraîtrait quasi impossible... Peut-être est-ce le signe que j’ai cessé de croire au grand soir ? (rires)

Votre démarche ne manque-t-elle pas de radicalité ? 

C. P. : La précarité des jeunes est plus qu’une idée pour moi : c’est un vécu que j’observe et qui m’affecte. Qu’à Sciences Po les étudiants aient accès à des locaux somptueux pendant qu’il y a des fuites dans les salles de cours sans fenêtres à l’université, ça me rend malade et ce sont des choses qui finissent nécessairement par m’atteindre et atteindre beaucoup de monde. L'élitisme du système éducatif est quelque chose de difficile à accepter. Alors oui, si tu veux te faire plaisir et faire plaisir à la petite fraction de personnes qui sont d’accord avec toi, tu peux être radical. Je peux écrire un livre très vif qui appelle à la révolution, qui propose de supprimer les classes préparatoires, de supprimer tout financement public pour l’école privée (deux mesures qui dans le fond me conviennent tout à fait!).  Mais ce genre de livre  permettrait-il de convaincre des personnes au-delà de celles qui sont déjà convaincues ? En somme, deux postures s’offrent à nous : soit on s’adresse au petit nombre déjà convaincu, soit on essaye de convaincre le grand nombre, quitte à atténuer son discours. J’oscille entre les deux : la radicalité et la politique du petit pas. 

(1) En France, les allocations familiales, la demi-part fiscale et autres avantages fiscaux bénéficient directement aux parents des jeunes, chargés d’être solidaires envers leurs enfants. 

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Camille Peugny est sociologue. Dans ses travaux, il aborde les thématiques du déclassement, de  la reproduction sociale, de la mobilité sociale. Dans son dernier essai Pour une politique de la jeunesse, il décrypte les situations de précarité vécues par de nombreux-ses jeunes et aborde la nécessité de bâtir une politique publique de soutien à destination des jeunes.

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> La société sans école, une utopie d’actualité ?

by 
Bérénice Stagnara et Laurine Omnès
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April 14, 2022

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ENTRETIEN avec Camille Peugny. En pleine campagne présidentielle, les promesses politiques à destination des jeunes se multiplient : prêts à taux zéro, droit de vote à 16 ans, revenu pour les jeunes actifs, ... Ces propositions sont-elles à la hauteur de la précarité dans laquelle plongent de plus en plus de jeunes ? Quelle réponse politique apporter pour faire de la jeunesse le temps de l’expérimentation ? ‍

Qu’est-ce qui vous indigne dans la situation des jeunes en France ? 

Camille Peugny : La crise sanitaire a eu le mérite de révéler aux yeux du grand public qu’une partie des jeunes ne mange pas de la journée si on ne leur offre pas des repas gratuits, ou à un euro. Ce qui m’indigne, c’est qu’on condamne les personnes de 16 à 25 ans à dépendre principalement de leur famille pour avoir accès aux dispositifs de solidarité nationale (1). Comment peut-on donner le droit de vote à une personne et dans le même temps l’obliger à dépendre de sa famille pour bénéficier des aides publiques (qui lui sont destinées allocations familiales, réductions d’impôts, etc.) ? Deux injonctions contradictoires pèsent ainsi sur cette génération : d’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles. Et à côté de ça, l’Etat français dépense 50% d’argent public en plus pour financer les études des élèves déjà sur-privilégié-es des classes préparatoires (CPGE) plutôt que pour les étudiant-es de la fac. 

D’un côté, il faut que les jeunes soient vite indépendant-es, de l’autre, on les oblige à dépendre étroitement de leurs familles.

Dans votre ouvrage Pour une politique de la jeunesse, vous dénoncez l’injonction de l’urgence qui pèse sur la jeunesse. Lors du Ouishare Fest 2021, nous abordions aussi la nécessité de retrouver le temps long. Quelle conception de la jeunesse défendez-vous ? 

C. P. : En France, les statistiques du ministère de l’éducation nationale recensent les élèves “en retard” en sixième ou en seconde pour désigner celles et ceux qui ont redoublé une année ! En France, être jeune c’est devoir se dépêcher d’étudier, si possible longtemps et sans se tromper, de choisir la bonne voie. A rebours de cette vision , je voudrais que la jeunesse soit le temps de l’expérimentation. Que cela rime avec le droit de se tromper, surtout pour cette frange sacrifiée de la jeunesse qui rate sa première chance. Ils sont 90 000 chaque année à sortir du système éducatif sans qualification ou avec au plus le brevet des collèges : il en va de notre devoir de leur proposer une deuxième, voire une troisième chance.

Le chômage des jeunes est plus de deux fois supérieur au reste de la population, avec une moyenne de 20% ces derniers mois. Il concerne en premier lieu ces jeunes “sacrifié-es” que vous évoquez. Quelle réforme proposez-vous ? 

C. P. : En premier lieu, il faut que l’Etat cesse de considérer les jeunes comme des mineurs sociaux, c’est-à-dire comme les enfants de leurs parents jusqu’à 25 ans. J’appelle à remplacer tous les dispositifs d’aide destinés aux familles (allocations familiales, réductions fiscales, etc.) par un dispositif national d’aide publique universel et sans contrepartie adressé directement aux jeunes en fonction de leur situation : 

  • des bons mensuels de 800 euros par mois pour la formation initiale des étudiant-es, à l’instar de ce qui existe par exemple au Danemark ;
  • un droit à la formation professionnelle inversement proportionnel à ce qui n’a pas été utilisé en formation initiale pour les jeunes qui font peu ou pas d’études, sous la forme de bons mensuels de 800 euros par mois ; 
  • une extension du RSA pour les jeunes ni en études, ni en emploi, véritable mesure d’urgence sociale.

Par ailleurs, ce dispositif doit s’accompagner d’une réforme de l’école en profondeur, pour en faire un lieu d’apprentissage démocratique. D’autres chercheurs y travaillent depuis de longues années !  

Pourquoi proposer un dispositif universel et sans contrepartie ? 

C. P. : Universel, d’abord parce que l’histoire a montré que les politiques universelles étaient les moins contestées - les allocations familiales en sont un excellent exemple. En raison de la conception de la jeunesse que je défends ensuite : les jeunes doivent être considérés comme des citoyens à part entière dès lors qu’ils sont majeurs politiquement. Arrêtons donc de toujours les renvoyer à leur origine sociale et au niveau de revenu de leurs parents. Dans la même logique, ce dispositif doit aussi être sans contrepartie : il s’agit de protéger et de défendre nos jeunes comme on le fait avec nos vieilles et nos vieux. Envisagerait-on de demander à une octogénaire de faire cent pas de plus avec son déambulateur en contrepartie d’une allocation vieillesse ? 

Sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas.

Vous proposez une allocation mensuelle de 800 euros durant quelques années. Pourquoi pas pendant toute la vie, comme les propositions de revenu universel, d’existence, de base ou encore le salaire à vie ?

C. P. : Il y a dix ans, je promouvais la suppression des classes préparatoires et des grandes écoles. Force est de constater que ce type de message n’est pas audible. Sur un plan théorique, j’adore l’idée d’un revenu ou salaire à vie. Mais sur le plan de l’action, je choisis la stratégie du petit pas : convaincre demain de la nécessité d’un revenu universel pour les jeunes, même à un faible montant, c’est créer la possibilité après-demain d’aller plus loin dans cette démarche politique. Il y a aussi une question de croyance : j’aurais du mal à défendre une réforme dont l’adoption me paraîtrait quasi impossible... Peut-être est-ce le signe que j’ai cessé de croire au grand soir ? (rires)

Votre démarche ne manque-t-elle pas de radicalité ? 

C. P. : La précarité des jeunes est plus qu’une idée pour moi : c’est un vécu que j’observe et qui m’affecte. Qu’à Sciences Po les étudiants aient accès à des locaux somptueux pendant qu’il y a des fuites dans les salles de cours sans fenêtres à l’université, ça me rend malade et ce sont des choses qui finissent nécessairement par m’atteindre et atteindre beaucoup de monde. L'élitisme du système éducatif est quelque chose de difficile à accepter. Alors oui, si tu veux te faire plaisir et faire plaisir à la petite fraction de personnes qui sont d’accord avec toi, tu peux être radical. Je peux écrire un livre très vif qui appelle à la révolution, qui propose de supprimer les classes préparatoires, de supprimer tout financement public pour l’école privée (deux mesures qui dans le fond me conviennent tout à fait!).  Mais ce genre de livre  permettrait-il de convaincre des personnes au-delà de celles qui sont déjà convaincues ? En somme, deux postures s’offrent à nous : soit on s’adresse au petit nombre déjà convaincu, soit on essaye de convaincre le grand nombre, quitte à atténuer son discours. J’oscille entre les deux : la radicalité et la politique du petit pas. 

(1) En France, les allocations familiales, la demi-part fiscale et autres avantages fiscaux bénéficient directement aux parents des jeunes, chargés d’être solidaires envers leurs enfants. 

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Camille Peugny est sociologue. Dans ses travaux, il aborde les thématiques du déclassement, de  la reproduction sociale, de la mobilité sociale. Dans son dernier essai Pour une politique de la jeunesse, il décrypte les situations de précarité vécues par de nombreux-ses jeunes et aborde la nécessité de bâtir une politique publique de soutien à destination des jeunes.

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